Serrés sur des bancs à l’intérieur de la petite salle communale de Gashenyi, une quarantaine d’adultes de tous âges, venus en couple, chantent des chansons à la gloire de l’unité entre les peuples au Rwanda. Ils terminent sur ce refrain : « Ensemble, nous devons combattre la violence de genre. » Dans ce village du district de Gisibo, une région rurale à environ 150 km de Kigali, ils ont été choisis au hasard pour suivre un cours sur l’égalité entre hommes et femmes.

Cette formation, financée par le ministère rwandais du genre, est donnée par le Rwamrec (Rwanda Men’s Resource Center), une ONG composée principalement d’hommes. Sa mission : « éradiquer » les violences à l’égard des femmes et enseigner la « masculinité positive ». « Les garçons grandissent dans l’idée qu’ils sont supérieurs. Nous voulons renverser cette conception et faire comprendre aux hommes que les femmes sont leurs égales », explique Calvin Mugabo, 50 ans, collaborateur de Rwamrec. Voilà quatre semaines qu’il parcourt les routes de terre de l’est du pays, à moto, avec deux autres collaborateurs, pour diffuser ce message.

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Dans le Rapport mondial sur la parité entre hommes et femmes, ce pays d’Afrique de l’Est de 12 millions d’habitants figure en quatrième position des plus égalitaires, juste derrière l’Islande, la Norvège et la Finlande. Ce classement, dressé tous les ans par le World Economic Forum, examine quatre indicateurs : santé, accès à l’éducation et à la politique, espérance de vie et opportunités économiques. En matière de représentation, le Rwanda arrive loin devant la Suisse (21e), la France (11e) et les Etats-Unis (49e).

« Certains refusent le changement »

Le Parlement compte 64 % de femmes. Un pouvoir relatif dans cet Etat autoritaire qui ne laisse pas de place à l’opposition, mais d’où est sorti un arsenal de lois améliorant la situation des Rwandaises : pénalisation de la violence, congé maternité, droit à l’avortement. Dans les rues de Kigali, l’empowerment féminin se décline en slogans publicitaires. Le pays n’est pas pour autant devenu un lieu sûr pour les femmes. Selon un rapport d’ONU Femmes de 2015, 44 % des Rwandaises rapportent avoir vécu des agressions physiques, 37 % disent avoir été insultées ou frappées par leur époux. Des femmes se voient encore refuser l’accès aux terres ou à l’éducation par leurs familles.

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Début mai, une nouvelle affaire a galvanisé les militants pour les droits des femmes. Un homme de 40 ans a tué sa jeune épouse, enceinte de son septième enfant, avant de la découper en morceaux. Peace Tumwesigire peine à contenir sa rage lorsqu’elle relate ce crime. « Au Rwanda, les lois sont bonnes, mais trop de monde les ignore », souligne cette militante, qui tient une émission hebdomadaire à la télévision locale, Family Magazine. A ses yeux, la violence se perpétue dans les foyers comme une forme de résistance à l’ascension des femmes. « Certains, beaucoup de femmes aussi, refusent le changement. Ils préfèrent l’image des rôles traditionnels, où l’homme décide et la femme lui est soumise. »

Hommes et femmes participent aux formations du Rwamrec visant à « éradiquer » les violences basées sur le genre.

C’est cette conception que Rwamrec compte bousculer. « Qu’est-ce que le genre ? », demande Amon Mwumvaneza devant la classe. « C’est la liberté pour chacun », répond Olivia, une jeune participante. Le formateur continue à questionner : pourquoi les filles doivent-elles rester à la maison tandis que leurs frères apprennent à élever les chèvres et à gagner de l’argent ? Pourquoi une femme ne pourrait-elle pas conduire une moto ou un taxi ? « Les filles doivent comprendre qu’elles ont les mêmes possibilités que les garçons. Etes-vous pour l’éducation du passé ? » « Non », répond l’assemblée.

Ils en sont à leur quatrième session d’une formation de six mois. L’un des participants, un homme d’âge moyen, se lève : « Avant, je cachais l’argent hors de la vue de ma femme et je le dépensais dans la boisson, raconte-t-il. Mais j’ai compris maintenant que ce qui est bon pour elle est bon pour toute ma famille. Depuis, nous ne manquons plus de savon ni de sucre. » Un autre participant confie : « Avec mon épouse, nous nous sommes mis à parler ensemble assis sur le lit. » « Avant, mon mari buvait, tombait dans la boue et rentrait souillé. Il boit encore aujourd’hui, mais il ne tombe plus », dit une femme.

70 % de femmes au lendemain du génocide

L’ONG Rwamrec reflète la révolution lente qui travaille le Rwanda depuis plusieurs années. Le tournant a lieu en 1994, après le génocide qui a fait 800 000 morts et 3,5 millions de déplacés. Au lendemain des massacres, la population est composée de près de 70 % de femmes. Beaucoup d’entre elles ont la vie sauve, mais brisée par les viols et le traumatisme. Le génocide sera suivi d’un séisme sociétal. Avant 1994, les femmes n’avaient pas le droit d’hériter, de prendre un emploi ou d’ouvrir un compte bancaire sans l’accord de leur époux. Souvent illettrées, elles étaient cantonnées aux tâches domestiques.

Au lendemain de la guerre, la reconstruction du pays repose sur elles. Elles se rassemblent en coopératives, forment des groupes d’entraide pour les veuves et s’emparent peu à peu de métiers jusqu’ici réservés à leurs époux. « Les femmes sont devenues les hommes de la maison. Elles n’avaient pas le choix : elles ont dû se débarrasser des tabous et du poids de la culture traditionnelle, selon laquelle la femme se tient en retrait. Quant au gouvernement, il n’avait pas le luxe de reconstruire un pays sans la majorité de sa population », souligne Cédric Nsengiyumva, dont la voix grave s’élève sans peine au-dessus du brouhaha du café Canaberra, à Kigali. Ce Rwandais de la diaspora, revenu dans son pays il y a trois ans après avoir vécu au Canada, nourrit une passion pour la presse, à côté de son travail dans une agence publicitaire. Il a lancé le magazine Ingoby, qui relate des success stories féminines.

 Les femmes n’ont pas seulement dépassé le nombre d’hommes au Parlement. Elles occupent aussi des postes clés dans l’armée, la police ou à la tête d’entreprises. « Il y a un dicton en kinyarwanda qui dit que les femmes ne montent pas sur les toits. Aujourd’hui, non seulement elles montent sur les toits, mais elles en dirigent aussi la construction », souligne Cédric. En 2016, Diane Karusisi, double nationale suisse et rwandaise, a pris la direction générale de la plus grande banque du pays, la Bank of Kigali. C’est aussi une femme qui occupe le poste de second au sein du bureau rwandais chargé des investigations, un organe indépendant créé il y a deux ans pour enquêter sur des délits impliquant la police.

Pour Peace Tumwesigire, qui anime l’émission télévisée « Family Magazine », « au Rwanda les lois sont bonnes mais trop de monde les ignore ».

Yvette Ishimwe a grandi dans cette société où tout semble possible. A 22 ans, elle dirige une entreprise de traitement des eaux, Iriba Water Group, qu’elle a créée en 2015. Sa société extrait de l’eau dans l’est du pays et l’achemine jusque dans les foyers. La jeune Rwandaise évoque son prochain projet avec entrain : garantir de l’eau courante potable dans les hôpitaux et les écoles. « Nous ne sommes pas une ONG mais une entreprise sociale rentable », tient-elle à préciser. Yvette Ishimwe se préoccupe davantage de l’image de l’Afrique et du Rwanda que de celle des femmes. « On nous perçoit trop souvent comme vulnérables. J’aimerais montrer que nous sommes capables de développer nos propres solutions. » Elle incarne une génération née sur les cendres du génocide mais braquée vers l’avenir.

« Je serai la risée de mes voisins »

Retour au village de Gashenyi. Les esprits s’échauffent dans la petite salle de classe. « Nous allons aux champs comme les hommes le matin. Pourquoi alors peuvent-ils aller boire des bières et se reposer toute l’après-midi, tandis que nous devons rentrer à maison pour faire le ménage ? », lance une femme, provoquant un brouhaha dans la salle. « Je ne peux pas laver les bébés, c’est impossible ! », s’exclame un homme. Son voisin résume ainsi le problème : « Ce sont les femmes qui vont chercher de l’eau au puits. Si je le fais moi-même, je serai la risée de mes voisins. Les autres hommes me diront que ma femme m’a jeté un sort pour me rendre obéissant. »

 Betty travaille pour un salaire d’environ 240 euros par mois dans un coffee shop de Kigali qui n’emploie que du café produit par des femmes. Avant, elle-même vivait de la culture d’un petit lopin de terre qu’elle possédait dans le district de Nyagatare, dans l’est du Rwanda. Mère célibataire d’un fils de 7 ans, elle rêve de gagner un concours de barmaid qui aura lieu en 2019 dans son pays. « Les femmes ont été colonisées par les hommes et ont dû s’en libérer, dit-elle en riant. Aujourd’hui, elles peuvent conduire des remorques ou être pilotes. »

Après 1994, ce pays où tout était à reconstruire a attiré une vague d’immigration de la diaspora, attirée par les nouvelles opportunités. Parmi elles, Sonia Kubwinama. Elle avait 25 ans lorsqu’elle est revenue, après avoir achevé ses études d’économie au Congo. Elle commence à travailler dans la filiale locale d’Heineken, Bralirwa. Après vingt-et-un ans de carrière, elle a décidé de reprendre l’entreprise de ses parents, Kinunu, qui produit du café et travaille avec 50 % de femmes. « Au Rwanda, c’est plus facile pour les femmes que dans d’autres pays africains. La grande majorité de la population accepte leur ascension car cela a un impact positif sur l’économie du pays. 

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