Mr Le Président de l’Assemblée Nationale,
Mesdames et Messieurs les députés,
Mr Le Président de l’Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie,
Distingués invités,
Mesdames, Messieurs,
Il nous a été demandé d’évoquer avec vous « Quelles sont nos attentes suite au rapport Mapping » ?
Elles sont grandes et nombreuses, car nous sommes convaincus qu’il n’y aura pas de paix sans la justice en RDC et dans la région des Grands Lacs.
Je tiens d’abord à remercier l’IFJD et tous ceux qui vont apporter leurs expériences et leur expertise durant ce colloque qui a vocation à faire sortir de son placard le rapport Mapping, et à faire sortir les autorités congolaises et la communauté internationale de leur procrastination face à la nécessité d’exploiter tous les outils de la justice transitionnelle en RDC : l’heure n’est plus à l’attente mais à l’action.
A l’occasion des 20 ans du massacre commis à Lemera, en octobre 2016, j’étais retourné sur place, à l’hôpital où j’ai commencé ma profession de gynécologue obstétricien, et où 30 de mes patients et membres de mon personnel soignant ont été sauvagement assassinés le 6 octobre 1996.
Cette date restera pour toujours gravée dans ma mémoire et marque le début des atrocités de masse commises au Congo. Les troupes de l’AFDL, qui se présentaient comme des « libérateurs », dirigés par Laurent Désiré Kabila et soutenues par le Rwanda, commencèrent leur marche à travers le pays pour chasser les Hutus et mettre fin à l’ère du Maréchal Mobutu.
20 ans plus tard, j’étais de retour à l’hôpital de Lemera avec Sonia Rolley, journaliste à RFI. Nous cherchions à nous entretenir avec des survivants, des témoins de ce crime de guerre.
Aucune plaque commémorative n’a été érigée, pas même une simple croix pour signaler la fosse commune où les restes humains de mes patients et de mes collègues reposent – probablement pas en paix – sur le flanc de l’Hôpital.
Lors de ce voyage à Lemera, j’étais accompagné de la fille d’une victime. C’était la première fois qu’elle retournait sur les lieux du crime où ses parents ont perdu la vie, et son seul souhait était de déposer des gerbes de fleurs sur leur sépulture. Sa déception fut grande de constater qu’aucune trace n’évoquait la vie de ceux qui lui étaient si chers. Elle m’avait expliqué son incapacité à faire son travail de deuil et confié que dans ses rêves, elle nourrissait toujours l’espoir que ses parents reviendraient…
Mesdames, Messieurs,
L’ambiance est lourde dans ce village, où l’on sent directement le poids d’un traumatisme individuel et collectif, mais aussi de la peur. Personne ne semblait vouloir s’exprimer. Alors que nous étions en passe de reprendre la route pour rejoindre Bukavu, un infirmier s’approcha, et nous dit : « Docteur, on ne peut pas parler, le Commandant de l’armée en poste ici, était l’un des auteurs du massacre à l’Hôpital il y a 20 ans. Si nous parlons, il nous tuera ».
Vingt ans après, la population est profondément terrorisée, l’absence de la libération de la parole et de la vérité empêche toute possibilité de guérison et de renouer avec le fil d’une vie normale.
Mesdames, Messieurs,
On ne construira pas la paix avec des bourreaux en uniforme qui intimident chaque jour les victimes.
Parmi les mesures les plus urgentes préconisées par le rapport Mapping, il y a donc l’assainissement de nos institutions. Après 20 ans de présence de la plus grande mission de maintien de la paix des Nations Unies, si la stabilité n’est toujours pas assurée, si les initiatives de paix sont bloquées, si les massacres continuent dans l’impunité en Ituri, dans les Kivus, ou au Mamiema, c’est tout simplement parce que les criminels sont protégés au plus haut niveau de l’Etat et au plus haut niveau de la hiérarchie de nos forces de sécurité et de défense.
Le lanceur d’alerte Jean-Jacques Lumumba lit le discours du Dr. Mukwege, rentré d’urgence à Bukavu suite au décès de sa mère. A ses côtés, le Professeur Luc Henkinbrant, chargédu Rapport introductif sur l’état de la mise en oeuvre des mécanismesde justice transitionnelle préconisés par leRapport Mapping.
Une profonde réforme du secteur de la sécurité s’impose en priorité, et constitue un prérequis indispensable à toute effort visant à apporter la paix et la stabilité.
Cette réforme devra inclure non seulement la police, l’armée et les services de renseignements mais aussi le secteur de la justice. Cet assainissement est indispensable pour assurer la protection des personnes, des biens et du territoire, et la sécurité tant physique que juridique.
Toutes les tentatives de la communauté internationale visant à réformer le secteur de la sécurité ont échoué car les autorités congolaises ont systématiquement fait preuve de mauvaise foi pour maintenir le chaos organisé et leurs privilèges.
L’Union Européenne a déployé deux missions d’appui à la réforme du secteur de la sécurité, EUSEC et EUPOL, respectivement pour réformer l’armée et la police. Malgré des moyens conséquents et du personnel qualifié, le manque de volonté politique des autorités de la RDC a voué ces missions à l’échec, pour la simple raison que leurs partenaires au niveau des forces de sécurité et de défense et de leurs Ministères de tutelle étaient eux-mêmes impliqués dans des crimes internationaux.
Après des années de formation, de monitorat, de conseils et de projets couteux, toujours pas de loi de programmation pour l’armée congolaise, toujours pas de formation d’un corps d’armée. Les forces de sécurité et de défense sont donc toujours constituées pour protéger les intérêts du régime et de ses protégés, et non la protection de la population, de la loi ou de l’intégrité du territoire.
La dernière tentative de la communauté internationale pour instaurer la paix en RDC et dans la région des Grands Lacs, l’Accord Cadre d’Addis Abeba pour la Paix, la Sécurité et la Coopération de 2013 – qui bénéficiait du soutien de la résolution 2098 du Conseil de la Sécurité autorisant le déploiement d’une Brigade d’Intervention, prévoyait aussi des dispositions visant à appuyer la réforme du secteur de la sécurité et les efforts de lutte contre l’impunité pour mettre fin à la violence et à l’instabilité.
Quelle a été la réaction du régime ? Placer des Généraux sous le régime des sanctions des Nations Unies au commandement des FARDC pour empêcher la Brigade d’Intervention de mener à bien son mandat, car la politique de diligence voulue des Nations Unies en matière de droits de l’homme empêche bien évidemment les Casques Bleus de venir en appui à des auteurs présumés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Mesdames, Messieurs,
Depuis 20 ans, la justice a été sacrifiée sur l’autel d’une paix qui n’est toujours pas arrivée. Les criminels bénéficiant de l’impunité poursuivent donc leurs activités criminelles sans gêne.
Ceux qui sont censés protéger la population et le territoire – l’armée, la police, les services de renseignement, constituent en réalité une source de menace pour la population et pour le pays, et sont des acteurs du chaos organisé pour piller les ressources minières et naturelles de l’Est de la RDC.
Il faut non seulement désarmer les milices mais aussi leurs esprits. Les recherches en neurosciences ont démontré que les enfants soldats entrainés à violer, à piller et à tuer après un lavage de cerveau gardent une mémoire traumatique qui peut se réveiller à tout moment et qui peut donc les pousser à commettre des actes d’une violence extrême.

Les processus de Désarmement, Démobilisation, Réinsertion (DDR) et de brassage/mixage ont intégré l’indiscipline dans les forces de sécurité et de défense et jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. Le niveau de cruauté a servi de tremplin à des promotions

Ces enfants, qui sont à la fois des bourreaux et des victimes, devaient bénéficier d’une prise en charge psycho-traumatique et sociale pour gérer leur trauma et les rendre moins nuisible pour la société. Leur place n’est pas dans l’armée.
Dans le même registre, comment le débat national actuel autour de la question de l’amnistie de membres du M23 peut-il même exister ?
D’abord l’amnistie est interdite par le droit international pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité ; ensuite comment est ce que nos responsables ne sont pas capables de retenir les erreurs du passé et veulent encore intégrer des criminels et des personnes souffrant de troubles psychologiques dans nos forces de sécurité ?
 Mesdames, Messieurs,
Un Ministre du gouvernement central, candidat au gouvernorat de la Province du Sud Kivu, s’est publiquement vanté de pouvoir ramener la paix dans la Province avec le concours de sa milice.
 Comment est ce possible que de tels propos puissent être exprimés par un soi disant responsable politique sans que la justice ne mène une enquête sur l’existence et la capacité de nuisance d’un tel groupe armé non étatique ?
C’est dans ce contexte d’impunité que des Ministres et des Généraux, mais aussi des dirigeants de la région, continuent d’être les instigateurs des crimes commis par les nombreux groupes armés qui terrorisent l’Est du pays.
Et c’est dans ce contexte qu’il y a encore eu plus de 100 morts en moins d’un mois à Beni, sans que la chaine de commandement ne puisse être clairement établie.
Nous le disons haut et fort : c’est assez ! La paix maintenant !
Mesdames, Messieurs,
Le temps est venu de briser le cycle de l’impunité qui gangrène tous les efforts de consolidation de la paix et de la société. Il faut d’abord et avant tout assainir nos institutions et mettre à l’écart de leur position de pouvoir tous les agents de l’Etat, en particulier ceux de l’armée, des services de sécurité, de la police, des services de renseignements et du corps judiciaire, qui ont été impliqués personnellement dans des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire, mais aussi impliqués dans des activités de corruption à grande échelle.
Cet assainissement est un préalable indispensable à tout effort visant à instaurer la paix et l’état de droit en RDC, et contribuera à prévenir la répétition des violations des droits de l’homme.
Ensuite, il faut poursuivre et juger les auteurs des crimes les plus graves. Ils sont listés dans le rapport Mapping mais la liste des auteurs présumés a été expurgée du rapport à la demande et sous la pression de certains Etats impliqués dans ces crimes.
Parmi les 617 crimes répertoriés par les Nations Unies qui, rappelons-le, sont imprescriptibles, il y a des femmes qui ont été enterrées vivantes après avoir été empalées, des croyants qui cherchaient refuge dans des Eglises et qui ont été calcinés, et des malades assassinés sur leur lit d’hôpital. Ces crimes ne peuvent être ni oubliés ni rester impunis.
En l’absence de volonté et de capacité de la justice congolaise, le rapport préconise l’établissement d’un Tribunal Pénal International Pénal pour le Congo et/ou de Chambres spécialisées mixtes. Nous appelons de nos vœux la mise en œuvre de cette recommandation et pensons que la compétence d’une telle juridiction ne devra pas se limiter aux crimes commis de 1993 à 2003 mais devrait s’étendre jusqu’à aujourd’hui.
 En parallèle, nous appelons la RDC et les Etats de la région des grands Lacs à poursuivre et à renforcer leur collaboration avec la Cour Pénale Internationale pour les crimes commis après l’entrée en vigueur du Statut de Rome, et nous exhortons les Chefs d’Etats du monde entier à arrêter d’accueillir des criminels sur des tapis rouges, et à mettre en œuvre des lois de compétence universelle, afin de juger ou d’extrader tous les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide.
Mesdames, Messieurs,
Face aux exactions massives commises en RDC, il faudra aussi affronter notre passé, dire la vérité et établir les responsabilités des acteurs étatiques et non étatiques pour éviter la répétition de nouveaux conflits et contribuer à la réconciliation, au sein du pays et dans la région.
Vu la dimension régionale du conflit et la multitude d’acteurs impliqués, qui constituent autant de défis à l’administration de la justice en l’absence d’une franche coopération des Etats et des acteurs concernés, nous appelons donc à l’instauration d’un mécanisme non judiciaire d’établissement des faits, sous la forme d’une Commission de la Vérité, pour déterminer les responsabilités institutionnelles, politiques, militaires de tous les acteurs impliqués dans la commission des crimes de masse en RDC depuis 25 ans, y compris les multinationales.
Mesdames, Messieurs,
Dans un pays où chaque famille a été endeuillée, où chacun a été confronté directement ou indirectement à des actes d’une violence extrême, le nombre de victimes est énorme et pose la question des réparations. Ainsi nous appelons les autorités congolaises à mobiliser des ressources et une réelle volonté politique pour initier des programmes et des projets de réparation, individuels et collectifs, matériels et symboliques, en vue de contribuer à la réhabilitation des communautés affectées par la violence, faciliter leur réinsertion dans la société et promouvoir la réconciliation.
Le gouvernement actuel à Kinshasa doit se forger une légitimité et prouver qu’il peut apporter le changement. Nous l‘invitons donc à gagner cette légitimité en accompagnant le pays et les générations futures sur le chemin de la paix ; ce chemin existe et il passera par la justice, la vérité, des réparations et des réformes ambitieuses et profondes.
Mesdames, Messieurs,
J’espère que pour les commémorations des 25 ans du massacre commis à Lemera, je retrouverai sur place une communauté apaisée, dont la souffrance aura été reconnue, dont les morts bénéficieront d’une sépulture digne, et dont les bourreaux auront enfin été jugés pour leurs crimes.
Je gage qu’ensemble, nous y parviendrons !