Le fait de vivre plusieurs années dans des pays où les droits des femmes ne sont pas respectés a bouleversé mes certitudes. Désormais, mon regard sur la distribution des rôles et des privilèges dans notre société a bien changé. Une opinion de François Defourny, qui a travaillé pendant plusieurs années à l’est de la RDC, aujourd’hui directeur des programmes chez Plan International, dont l’ambition est de réduire les inégalités de genre.

Enfant, je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu parler d’inégalités de genre à la maison. Ce n’était pas un sujet. Ce n’était pas une préoccupation. Au sein de notre famille, chacun avait son rôle. C’est mon père qui ramenait les petits souvenirs de ses colloques à l’étranger. C’est ma mère qui préparerait la soupe pour les quatre hommes. C’était la normalité.

Sur les bancs de l’école à l’université, les filles étaient aussi nombreuses que les garçons. Nous partagions les mêmes rêves, les mêmes ambitions. Je ne voyais pas de problème, pas l’ombre d’une discrimination. Pour moi, les hommes et les femmes de mon époque avaient atteint l’égalité. À l’évidence, le féminisme était un combat d’arrière-garde et n’avait donc plus d’intérêt.

Remise en question

À 22 ans, mes certitudes devaient connaître un premier accroc lorsque j’ai emménagé avec ma copine de l’époque. À travers elle, j’ai rapidement réalisé que l’espace public ne nous réservait pas toujours le même accueil, particulièrement une fois la nuit tombée. En quelques mois, elle était victime de trois agressions directement liées à sa condition de femme. Le harcèlement sexuel faisait donc partie intégrante de la vie de jeune femme en Belgique.

À 25 ans, ma remise en question devait de nouveau progresser à Kinshasa, une ville fascinante à bien des égards. Dans cette jungle urbaine de 12 millions d’habitants tout s’achète, tout se paie. La dureté du quotidien ne fait pas beaucoup de cadeaux. Pour de très nombreuses filles, le corps est la seule monnaie d’échange disponible. « Deuxième bureau » ou « passe d’un soir », j’ai progressivement réalisé que les relations « monétisées » étaient monnaie courante autour de moi. « Les filles cherchent l’argent et les hommes cherchent le sexe. La nature est bien faite ! », me disait-on avec un large sourire. « Bien faite » pour les hommes peut-être, car dans ce genre de « transactions », le rapport de force est inévitablement déséquilibré. Les femmes se retrouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité qui donne rarement lieu à des contes de fées.

À 28 ans, j’ai traversé le pays pour m’installer à Bukavu. On l’appelle parfois la « capitale mondiale du viol ». Les récits de violences faites aux femmes y dépassent l’imagination. Le Prix Nobel de la Paix, l’admirable Dr Mukwege, y répare des femmes mutilées, détruites par la folie des hommes.  Mais à Bukavu, ce qui saute immédiatement aux yeux des visiteurs, ce sont les femmes porteuses : des êtres humains transformés en bêtes de somme.

Une des photos de l’expo itinérante « Lourds fardeaux / Heavy loads » réalisée par « Free Advice » et « L’Observatoire de la Parité »
Photographies par François Vaxelaire and Eliane Beeson. Pour voir les photos de l’expo, CLIQUEZ ICI

Pour une bouchée de pain, elles arpentent par milliers les chemins escarpés de la ville, sous des fardeaux souvent plus lourds que leur propre poids. Ces femmes semblent porter le poids du monde sur leur dos. Un monde où les hommes conduisent des taxis-motos et laissent aux femmes le droit de faire le travail d’une mule. Après quelques années passées au Sud Kivu, il ne restait plus grand-chose du dédain que j’affichais à l’origine pour la cause féministe.

Le cas de la Côté d’Ivoire

À 32 ans, mon épouse et moi avons déménagé en Côte d’Ivoire pour accueillir notre première enfant. Nous étions sur un nuage. Rien de plus beau ne pouvait nous arriver. Mais les réactions autour de nous n’ont pas toutes été aussi enthousiastes : « Une fille ? C’est bien aussi », « vous aurez un garçon la prochaine fois ! ». Je découvrais alors que l’inégalité peut frapper les filles dès leur premier souffle.

Autour de nous, une petite fille en Côte d’Ivoire avait une chance sur trois d’être excisée. À la maison, il lui sera probablement demandé de contribuer aux tâches ménagères quand ses frères auront le loisir de jouer dehors. Si ses parents rencontrent des difficultés financières, sa scolarisation sera sacrifiée en premier. Ses premières règles seront vécues comme une honte. S’il lui est possible de poursuivre sa scolarité, elle sera rapidement exposée au harcèlement de ses camarades mais aussi de ses professeurs qui distribuent souvent des « points sexuellement transmissibles » ou qui conditionnent la réussite à certaines faveurs. Si elle tombe enceinte, elle sera déshonorée, probablement répudiée par sa famille et sa communauté. Pour éviter ce scénario catastrophe, ses parents préféreront peut-être la marier dès la puberté. Si elle survit à ses accouchements, dans des conditions souvent moyenâgeuses, elle devra prendre soin de toute sa famille. Elle sera responsable de toutes les tâches domestiques mais sans avoir le contrôle des ressources financières du ménage. En revanche, elle aura une chance sur trois d’être victime de violence de la part de son mari et s’il devait aller voir ailleurs, elle sera directement exposée à des maladies sexuellement transmissibles. Pour finir, si Monsieur venait à décéder, elle sera alors vraisemblablement « récupérée » par son beau-frère qui deviendra le propriétaire de tous ses biens et le tuteur de ses enfants…

Une réalité archaïque

À 35 ans, nous sommes finalement revenus en Belgique. Désormais papa de deux petites filles, mon regard sur la distribution des rôles et des privilèges dans notre société avait bien changé. Dans ma propre famille, j’ai réalisé que je n’avais jamais vu mon père repasser une chemise et qu’aucune de mes tantes n’avait eu une carrière comparable à celle de son mari. La cuisine, le ménage, les sorties d’école ont toujours été l’affaire des femmes, les sacrifices professionnels qui en découlent aussi. Ce qui pendant des années avait été la « normalité » me semblait soudainement archaïque et profondément injuste.

Aujourd’hui, je vois autour de moi des jeunes mamans épuisées en train de jongler avec leur allaitement, la crèche, le pédiatre et… leur boulot. Les jeunes papas, eux, retrouvent généralement une vie professionnelle normale quelques jours à peine après la naissance de leurs rejetons. Résultat, les jeunes femmes font peur aux employeurs. Elles risquent de tomber enceinte, d’être absentes puis d’être débordées par leurs multiples responsabilités. Selon la Ligue des Familles, 62 % des femmes modifient leur mode de travail pour s’occuper des enfants pour seulement 10 % des hommes. Il n’est dès lors pas étonnant que le genre soit souvent plus déterminant que la formation, la motivation ou les compétences dans une carrière professionnelle. Le plafond de verre frappe et continuera de frapper les femmes tant que les hommes n’accepteront pas de partager à parts égales les « efforts » nécessaires à la gestion de leur famille.

À presque 38 ans, ma conversion touche à sa fin. Je pense que je suis officiellement féministe. À vrai dire, cela n’est pas bien grave. Je crois simplement que les droits des femmes sont des droits de l’Homme, des droits fondamentaux, inaliénables et indiscutables. Je crois que les filles et les garçons devraient partir avec les mêmes chances dans la vie. Je crois qu’ils et elles devraient avoir les mêmes possibilités d’apprendre, de s’épanouir, de décider librement de leur vie et de leur corps… Rien d’anormal en somme !

SOURCE : CONTRIBUTION EXTERNE publiée le mardi 25 juin 2019 dans La Libre Belgique. Titre, chapô et intertitres sont de la rédaction. Titre original : Genèse d’une conversion.

L’expo itinérante « Lourds fardeaux / Heavy loads », montrée pour la 1ère fois lors de la Marche Mondiale des Femmes à Bukavu en 2010, est toujours disponible. Contactez espe.mawanzo@gmail.com 

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