Par Pauline Croquet et Marie Slavicek

S’il reste l’un des lieux les plus propices au harcèlement et à l’acharnement de meute en ligne, de nombreuses féministes estiment aussi qu’elles s’y sont affirmée

Insultes, menaces, harcèlement… Pour de nombreuses femmes, Twitter, c’est un peu le Far West du Web. Un lieu hostile où elles ne se sentent ni les bienvenues ni en sécurité.

Fin 2018, Amnesty International dénonçait « un espace où le racisme, la misogynie et l’homophobie prospèrent sans entrave ». Dans une précédente étude, l’ONG qualifiait le réseau social d’« endroit toxique pour les femmes ». Plus de 62 % des femmes interrogées déclaraient avoir déjà été victimes de tweets abusifs – violents, agressifs, dégradants ou sexistes par exemple.

« Caisse de résonance »

L’affaire de la Ligue du LOL – du nom d’un groupe privé Facebook composé de journalistes et de communicants accusés d’avoir organisé des campagnes de dénigrement, notamment envers des consœurs sur Twitter –, a non seulement mis une nouvelle fois en lumière le potentiel de nuisance de la plateforme, mais elle a aussi montré l’étendue et le caractère systémique du cyberharcèlement.

« Quand on est une femme et qu’on exprime une opinion dans un espace public, on attire forcément de la haine », résume la militante féministe et antiraciste Mélusine.

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Mais paradoxalement, beaucoup d’utilisatrices considèrent aussi le réseau social comme un outil privilégié pour faire entendre leur voix. Une étude sur l’activisme féministe numérique parue en avril 2018 dans le European Journal of Women’s Studies souligne que nombre de femmes ayant contribué à des hashtags sur le harcèlement sexuel estiment que :

« En dépit des risques et de l’hostilité sur ces sites, Twitter et les plateformes en ligne constituaient des espaces plus sûrs et plus faciles pour s’engager dans le militantisme féministe que des lieux hors ligne tels que la rue, les lieux de travail, les écoles, la famille et les amis. »

Bibia Pavard, historienne spécialiste des féminismes, abonde : « Twitter a servi de caisse de résonance aux concepts féministes et les a popularisés bien au-delà des cercles militants. » Pour l’universitaire, ce qu’on appelle le « féminisme de hashtag » a permis de bâtir une communauté sans que les individus s’impliquent forcément dans des mouvements ou des associations : quand on tweete en ajoutant #BalanceTonPorc pour dénoncer une agression sexuelle ou #PayeTonUtérus pour témoigner de violences gynécologiques, on porte, de fait, un message féministe.

Démocratisation de concepts

Toutes les femmes porte-étendard de ces hashtags et combats sur Twitter n’ont pas commencé comme féministes aguerries sur la plateforme, bien au contraire. C’est là qu’elles ont souvent appris à l’être, ou du moins à l’affirmer.

« Je me suis beaucoup formée sur Twitter », assure Mx Cordélia, militante « LGBT + » (pour « Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, + toutes identités de genres et orientations sexuelles »). « Il y a quelques années, je ne réagissais pas directement, mais je découvrais et partageais des articles. Twitter permet de démocratiser, de partager certains concepts et de s’y reconnaître. » « Mansplaining », « manspreading », « charge mentale » ou « culture du viol » sont autant de termes que Twitter a contribué à vulgariser, y compris chez leurs détracteurs.

« J’ai trouvé des mots pour qualifier mes expériences et pour me penser en tant que sujet politique »

Des utilisatrices racontent également qu’elles ont peu à peu assumé leur militantisme parce que d’autres leur ont servi d’exemple. « Twitter m’a permis d’accéder à la parole d’autres afroféministes, j’ai pu connaître un féminisme qui se souciait des problématiques spécifiques à mon vécu, qui abordait les corrélations entre race, classe et genre avec l’intersectionnalité. En d’autres termes, j’ai trouvé des mots pour qualifier mes expériences et pour me penser en tant que sujet politique », analyse l’auteure et blogueuse Laura Nsafou, connue aussi sous le pseudonyme Mrs Roots.

Le partage massif d’expériences communes n’est certes pas nouveau. Mais grâce à sa logique de flux et par le jeu des mots-clés, Twitter permet de faire émerger et de visibiliser une problématique.

« Une question sociale prend de l’importance, est reconnue comme telle à partir du moment où elle concerne beaucoup de monde. Twitter permet de faire nombre, quand il est précisément reproché aux féministes de parler au nom d’une petite minorité de femmes », explique Bibia Pavard. « Les harceleurs et les trolls antiféministes sont en quelque sorte la preuve par l’exemple de la nécessité de nos combats », estime de son côté Valérie Rey-Robert, féministe très présente sur Twitter et autrice du blog Crêpe Georgette et du récent ouvrage Une culture du viol à la française (éditions Libertalia, février 2019).

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A l’effet de nombre s’ajoute le sentiment qu’il existe de la sororité sur le réseau social : messages de soutien, défense des victimes envers des tiers ou encore campagnes de signalement de contenus problématiques, des pratiques émergent.

Valérie Rey-Robert ajoute :

« Quand “Libération” a sorti l’affaire de la Ligue du LOL, on a vu à l’œuvre un lobbying féministe extrêmement fort qui a permis de diffuser l’article très largement. Par le jeu des “retweets” et des “j’aime”, on crée une force beaucoup plus puissante qu’il y a dix ans. »

Twitter s’avère aussi une alternative intéressante comparé à d’autres plateformes, notamment pour les personnes LGBT +. « Facebook, par exemple, est un réseau où l’on apparaît normalement sous sa vraie identité et sur lequel on côtoie de la famille, des proches, cela peut être délicat. Snapchat et Instagram restent encore des médias très centrés sur l’image, ce qui peut aussi gêner », analyse Mx Cordélia. Tandis que Twitter permet d’avoir des contacts sociaux tout en protégeant sa vie privée.

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Risques de surexposition

Mais la solidarité ne protège pas certaines militantes de la lassitude et du cyberharcèlement. Si certaines arrivent à se préserver plus que d’autres, toutes déclarent subir de la violence pour leurs idées féministes et nombre d’entre elles consacrent énormément de temps à twitter. Une exposition qui croît avec le nombre d’abonnés. « Je ne peux pas être aussi spontanée qu’au début. Ma responsabilité a augmenté et tout prend vite de grandes proportions », constate Mx Cordélia.

Ces derniers mois, plusieurs ont même décidé de quitter Twitter, ou de ne plus s’y exprimer autant. Mx Cordélia reconnaît par exemple qu’elle « rentre moins souvent dans les débats pour se protéger du surmenage et parce qu’[elle] avai[t] l’impression parfois de tourner en rond ». Mrs Roots connaît « beaucoup trop » de femmes qui ont dû jeter l’éponge :

« J’aime rappeler le cas de la militante afroféministe Ms Dreydful, qui a été la cible de cyberharcèlement répété, venant autant de militants de gauche que de droite, mais aussi de féministes blanches, et évidemment de fascistes. Son départ s’est soldé par l’arrêt de son blog, et je me dis souvent que, d’une certaine manière, ils l’ont privée autant de sa parole que de ce qu’elle voulait nous apporter. »

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Autre exemple, plus médiatisé et qui a conduit à la condamnation de deux harceleurs, celui de la journaliste Nadia Daam. Attaquée en masse après une chronique, elle a quitté Twitter par « hygiène mentale », pour n’y revenir que brièvement, afin de commenter les accusations portées contre la Ligue du LOL.

Une autre militante souhaitant rester anonyme pour ne pas souffler sur les braises de son cyberharcèlement, qu’elle a mis plus d’un an à endiguer, explique :

« Je suis revenue sur Twitter mais je ne twitterai jamais autant ni avec la même ferveur qu’avant. La plateforme fera toujours planer une menace. Son système même encourage l’humiliation, les jeux de petites phrases. Je ne veux pas participer à ça et du coup je me construis autrement dans mon féminisme ».

Par exemple en chroniquant des livres ou en se déplaçant sur d’autres réseaux sociaux – qui ont eux aussi leurs limites – comme Instagram.

Pour Valérie Rey-Robert, le jeu en vaut tout de même la chandelle : « Quand je vois le monde dans lequel je vivais il y a vingt ans et celui dans lequel je vis aujourd’hui, je me dis que, oui, ça vaut le coup. »

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