Elle vient d’un shithole country, un «pays de merde», ainsi que Donald Trump a désigné les pays africains et des Caraïbes, vit entre le Nigeria et les Etats-Unis et promeut un féminisme pragmatique, elle qui se dit «saisie d’ennui» à la lecture de «ce qu’on appelle « les classiques du féminisme »» (Nous sommes tous des féministes, Folio, 2015). L’écrivaine superstar, chantée par Beyoncé et dont le best-seller, Americanah, va être adapté au cinéma, est la marraine de la 3e édition de la Nuit des idées, qui a eu lieu jeudi dernier. A en croire sa tournée médiatique, la voix de Chimamanda Ngozi Adichie, 40 ans, est particulièrement pertinente, à l’ère des «muslim bans» et autre #MeToo. L’écrivaine promène son regard, sévère et tendre, sur les continents, les identités et le genre.
Vous avez raconté dans une interview à un média américain avoir eu des problèmes à l’immigration la dernière fois que vous êtes venue en France. Et cette fois-ci ?
Ça a été étonnamment facile. L’agent a simplement tamponné mon passeport, sans me poser aucune question, ce qui n’arrive jamais. Présenter un passeport africain en Europe, c’est faire face au grand n’importe quoi. Il y a trois mois, j’ai eu affaire à quelqu’un de très condescendant, supérieur, alors que j’étais en règle. J’étais furieuse. Il ne faut pas traiter les gens ainsi. Ça façonne le regard que vous allez porter sur un pays. Je n’avais aucune intention de rester en Europe. Bon sang, j’ai une carte verte [un permis de travail permanent aux Etats-Unis, ndlr]. Et il n’arrêtait pas de me regarder comme si j’étais une menteuse.
Vous n’avez jamais eu ce type d’expérience aux Etats-Unis, un pays dont le Président a qualifié les pays africains et des Caraïbes de «shithole countries» ?
C’est différent, même si l’administration actuelle est exécrable en la matière. Après le «muslim ban», les gens ont vraiment hésité à quitter le pays, par peur de ne plus pouvoir y revenir. Les agents de l’immigration veulent montrer les muscles, et ils se sentent plus puissants avec la nouvelle administration. Mais avec ma green card, je n’ai pas ce type de problèmes. Je ressens un mépris différent en Europe, un mépris façonné par le discours politique sur l’immigration et les réfugiés, et on le vit quand on voyage avec un passeport nigérian. Il y a la suspicion que je viens pour vivre aux crochets de l’Europe. Pareil en Italie, pareil au Danemark. Les services d’immigration constituent un bon sas pour aborder l’ambiance politique d’un pays.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappée, en tant que femme noire nigériane, en arrivant aux Etats-Unis à l’âge de 19 ans ?
Il est difficile de séparer le fait d’être une femme du fait d’être noire. Ce qui est sûr, c’est que j’ai vraiment eu une prise de conscience de mon identité noire en arrivant aux Etats-Unis. J’ai senti que là-bas, j’étais vue comme une «Noire». Ce que je n’avais jamais pris en compte au Nigeria, où on ne se définit pas en termes raciaux mais en termes ethniques. En revanche, j’ai toujours été très consciente de mon identité de femme. J’y ai toujours pensé comme étant quelque chose que le monde m’imposait, comme quelque chose qui était à la racine de nombreuses injustices. Je ne comprenais pas pourquoi être une fille était une raison jugée légitime pour m’empêcher de devenir déléguée de classe, pour m’empêcher de briser la noix de kola, qui est centrale dans la culture igbo [en pays igbo, dans le sud-est du Nigeria, la noix de kola est cassée en trois et distribuée aux invités lors des grands événements]. Pour moi, être une femme n’était qu’une longue liste d’interdits.
Vous dites qu’il est difficile de séparer le genre de l’identité raciale. Aux élections de 2016, 53 % des femmes blanches ont voté pour Trump, alors que sa misogynie était plus qu’avérée. Ont-elles choisi d’être plus blanches que femmes ?
Non. Je ne crois pas qu’on puisse hiérarchiser les identités. Mais les femmes blanches sont blanches. Elles sont femmes, certes, mais elles sont blanches. Certains aspects du discours de Donald Trump vont plaire à leur identité de Blanches. En tant que femmes, elles vont désapprouver certaines parties de son message, mais d’autres parties, qui font appel à leur identité blanche, seront plus fortes. Peut-être que la menace qui pèse sur les droits des femmes ne leur semble pas assez forte, et donc leur identité blanche prend le dessus.
Y a-t-il des similarités entre le sexisme au Nigeria et aux Etats-Unis ?
Le sexisme nigérian et le sexisme américain se manifestent différemment mais se ressemblent beaucoup. Au Nigeria, le sexisme est plus frontal ; il est plus subtil aux Etats-Unis. Au Nigeria, on ne s’excuse pas d’être misogyne. Les gens vous diront assez qu’ils ne pensent pas qu’une femme puisse gouverner tel ou tel Etat. Aux Etats-Unis, ils ne disent pas ce genre de choses, mais on sait qu’ils n’en pensent pas moins, vu le résultat des dernières élections… Les Américains ne disent pas : «Oh ! c’est une femme, ça m’agace qu’elle soit si ambitieuse !» Ils disent : «Qu’est-ce qu’elle est difficile !» Ce qu’ils veulent dire, au fond, c’est qu’il s’agit d’une femme de pouvoir. Au Nigeria, ils diraient : «Cette femme, il faut qu’elle essaye de se comporter plus comme une femme», ce qui veut dire, pour eux, une femme au sens traditionnel. J’ajouterai que les Nigérians sont beaucoup plus à l’aise avec les femmes puissantes que les Américains en général. Avec le concept de «Madam», la figure de la patronne de banque. Les femmes nigérianes n’ont pas besoin de rechercher sans cesse un équilibre entre la compétence, le pouvoir, comment faire pour avoir de l’autorité sur ses subordonnés et rester sympathique en même temps, comment affirmer son pouvoir et ne pas passer pour une garce… Les femmes occidentales sont constamment en train de négocier cet équilibre. Pas les femmes nigérianes en position de pouvoir. Elles s’en fichent. Et je trouve que c’est assez rafraîchissant.
Vous parlez souvent de la place du mariage dans la société nigériane. Qu’en est-il aux Etats-Unis ?
Au Nigeria, être une femme mariée vous apporte un certain prestige social. Les femmes peuvent vous dire en privé que c’est du cinéma, il n’empêche. Porter une alliance, ça veut dire qu’on va vous respecter : il y a une vraie pression pour être la femme de quelqu’un. Mais c’est un jeu de rôle. Les femmes s’y plient, et ensuite, elles font ce qui leur chante. Je crois qu’aux Etats-Unis, il y a beaucoup moins de pression pour se marier, mais il y a cette idée que le mariage est un bijou précieux. Et plus vous tenez, plus vous serez récompensés : «Ils sont mariés depuis quarante ans !» Ça veut dire : «C’est magnifique !» Ou : «Ils ont été lâches, ils n’ont pas réussi à se séparer.» Il y a cette pression de «sauver son mariage», et la plupart du temps, ce sont les femmes qui se sacrifient, même les plus indépendantes.
Quel regard portent vos compatriotes sur votre succès ? Et le vôtre a-t-il évolué sur votre pays ?
Le Nigeria, c’est ma maison, c’est là qu’est mon cœur. Il y a beaucoup de choses que j’adore, et beaucoup de choses que je déteste, mais rien ne me surprend. J’ai une maison, je suis enracinée, je ne suis pas un visiteur de passage. Je retourne d’ailleurs assez vite à mes habitudes de grincheuse : je me plains du fait que telle route n’a pas encore été refaite, de l’augmentation du prix des tomates, des problèmes d’électricité… Je considère que j’y ai du succès, puisque mes livres sont vendus au bord de la route, dans les bouchons à Lagos, entre les mouchoirs et les tee-shirts ! Mais j’ai aussi de nombreux détracteurs. Le simple adjectif «féministe» les rend dingues. Beaucoup de gens sont mal à l’aise avec l’idée qu’il existe des femmes qui ne s’excusent pas pour la place qu’elles occupent dans le monde. C’est mon cas.
Que pensez-vous du mot «afroféminisme» ?
Je ne le comprends pas. Si on parle d’«afroféminisme», alors, parlons d’«euroféminisme». Souvent, nous rajoutons des étiquettes pour parler des choses africaines, comme si on avait besoin d’une sorte de justification. J’ai, pour la même raison, un problème avec «afropolitain». Si quelqu’un est cosmopolite, alors il est cosmopolite, c’est tout. Pareil avec le féminisme. Ma bisaïeuleétait féministe. Elle ne connaissait pas le mot, mais c’était une femme farouche, qui a toujours repoussé les limites qu’on lui imposait parce qu’elle était femme. Dans ma famille, on m’a toujours dit que j’étais comme elle. Dans ma culture, nous croyons à la réincarnation. J’adore cette idée. Mais le féminisme a toujours fait partie de l’Afrique. Il y a toujours eu des femmes féministes en Afrique.
(mis à jour à )
—
Commentaires récents