ENTRETIEN AVEC NANJALA NYABOLA : Dans son livre « Démocratie numérique, politique analogique », l’analyste Nanjala Nyabola ausculte une décennie de transformations politiques induites par la technologie. Inspirant et effrayant à la fois. Alors que le numérique est en train de changer la donne économique en Afrique, Nanjala Nyabola interroge son impact sur la politique.
En moins d’une décennie, le Kenya s’est positionné comme un acteur majeur du numérique en Afrique. Quantité d’articles décrivent la manière dont l’innovation a bouleversé les modes de vie, de consommation, l’accès à l’énergie ou aux financements. La narration est bien lissée. Elle a pour point de départ les succès, dès 2007, de l’appli de paiement mobile m-Pesa ou du logiciel libre Ushahidi (qui permet notamment de suivre des situations de crise en temps réel sur une carte), d’une e-administration fonctionnelle et d’une capitale ultra-connectée rebaptisée « Silicon Savannah », soit le pendant africain de la Silicon Valley californienne. Mais comment analyser ces changements d’un point de vue sociopolitique, en auscultant leurs répercussions dans le champ politique ?
Jusque-là, regrette la chercheuse kenyane Nanjala Nyabola, « on envisage encore la tech en Afrique en termes grossiers de développement économique ». Dans son livre Démocratie numérique, politique analogique, paru aux éditions Zedbooks, elle chausse donc ses lunettes d’analyste politique pour scruter une décennie de transformation par la tech. Jouant sur l’opposition entre numérique et analogique, elle s’intéresse aux conflits, contradictions et enjeux de pouvoir qui se nichent entre les aspirations – voire les révolutions – engendrées par les nouvelles technologies, et leurs interactions avec les pratiques et réalités de la sphère politique. Un exercice original et édifiant sur lequel, pour Le Point Afrique, revient Nanjala Nyabola.
Le Point Afrique : Comment est née l’idée de ce livre ?
Nanjala Nyabola : Ce livre prend racine dans les violences post-électorales de 2007, une expérience qui m’a transformée en tant qu’individu, et qui a également transformé le Kenya dans son ensemble. En ce qui me concerne, j’étais en première ligne face à ces violences vu l’endroit où je résidais à l’époque, et cela a complètement changé ma façon d’envisager mon rôle dans la vie publique. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire. Pour le Kenya, ce fut un moment où tout ce qu’on présumait être, en tant que pays, a été battu en brèche. Tout à coup, il a fallu faire face à cette réalité : nous n’étions peut-être pas l’îlot de paix auquel le gouvernement voulait que nous croyions.
2007 est le point de départ d’une décennie dont vous faites la matière de ce livre, en vue d’analyser l’irruption des nouvelles technologies dans les sphères sociales et politiques au Kenya. Pourquoi cette période 2007-2017 ?
Je qualifie cette période de « première décennie numérique du Kenya », car elle marque le moment où Internet et les technologies basées sur Internet deviennent vraiment grand public. Le paiement mobile a été introduit en 2006 et la poignée de blogs kenyans qui émergent alors sont incroyablement actifs. C’est aussi une période durant laquelle la politique officielle du gouvernement consiste à adopter Internet, et les initiatives visant à connecter le Kenya au réseau de fibre optique constituent une priorité majeure de l’État. Tout cela – la jonction entre les initiatives des Kenyans et les plans du gouvernement – crée dix années d’expérimentation sociale et politique qui aboutissent à des résultats très intéressants.
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Durant cette période, le gouvernement kenyan se saisit très rapidement des nouvelles technologies, aussi bien en dématérialisant certains services publics qu’en créant un cadre favorable à l’innovation. Comment l’expliquer ?
Dans le contexte d’un optimisme technologique débridé, la tech était un moyen facile de se démarquer pour un pays qui n’avait pas forcément beaucoup de ressources naturelles ni de stature internationale importante. Sur le plan politique, cela permet de marquer facilement des points. Et après les élections de 2007, les administrations Kibaki et Kenyatta avaient vraiment besoin de victoires politiques. S’appuyant sur le succès et le rayonnement international que certains individus ont connus grâce au système de paiement mobile m-Pesa ou à des applications comme Ushahidi, le gouvernement a cherché à positionner le Kenya comme nouveau pôle technologique en Afrique – c’est ce qu’on a appelé la « Silicon Savannah ». C’était bien beau tant que l’État ne prenait pas pleinement la mesure du potentiel révolutionnaire d’Internet. Cela change aujourd’hui.
Vous parlez de démocratie numérique. Qu’est-ce que cela signifie concrètement au Kenya ?
En fait, je passe beaucoup de temps dans le livre à développer l’idée de « démocratie numérique ». Mais je confère un sens particulier à cette expression. Dans le titre, « Démocratie numérique, politique analogique », je souligne le contraste entre les ambitions contenues dans la formule « démocratie numérique » – soit l’idée que la technologie peut rendre les sociétés plus démocratiques ou plus ouvertes – et la « politique analogique » qui renvoie aux éléments plus ennuyeux mais essentiels de l’action publique que nous ne pouvons ni faire disparaître ni ignorer. J’établis donc un contraste et une juxtaposition entre ces deux idées pour conclure finalement qu’il faut apprécier les deux afin de comprendre le fonctionnement d’une société à l’ère moderne.
Au début de cette décennie 2007-2017, les deux marqueurs numériques sont les applications m-Pesa et Ushahidi, dont vous écrivez notamment qu’elles ont remis un certain pouvoir entre les mains des Kenyans. Dans quelle mesure ?
Ma position sur le paiement mobile – dont m-Pesa est une marque spécifique – est compliquée. Personnellement, je n’utilise pas cette application, car j’ai des réserves sur cette plateforme et la manière dont elle se confond avec des systèmes de prêts prédateurs et de surveillance. Je pense que la facilité d’utilisation est incroyable et qu’elle a été un formidable tournant positif pour l’accès au financement des personnes non bancarisées. En 2006, seuls 27 % des Kenyans adultes disposaient de comptes bancaires et ces comptes étaient facturés à des coûts exorbitants, même pour les transactions les plus élémentaires. Le paiement mobile a donc changé la donne et a permis à davantage de Kenyans d’accéder à des services financiers sûrs, rapides et efficaces. Mais le marché du paiement mobile au Kenya se caractérise également par des systèmes de prêts prédateurs, dans lesquels les pauvres empruntent de l’argent à des taux que les plus riches n’accepteraient jamais. De surcroît, en l’absence d’une loi stricte sur la protection des données, les informations financières privées des usagers sont accessibles à des sociétés non soumises à la réglementation des services financiers censée vous protéger lorsque vous transmettez vos informations personnelles à une banque. Enfin, mes réserves vis-à-vis de m-Pesa renvoient à des questions de concurrence déloyale et à sa relation avec l’un de ses principaux actionnaires, le gouvernement kenyan.
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Faut-il nuancer également la façon dont les médias sociaux redonnent un certain pouvoir aux citoyens ?
Ma conclusion sur cette question est que la technologie ne fait rien, ce sont les gens qui font des choses. Ils font des choix quant à la manière dont ils utilisent la technologie et dont ils l’intègrent dans leur vie personnelle et politique. La tech ne donne pas de pouvoir aux gens, mais ceux-ci l’utilisent comme un moyen d’exercer leur pouvoir faute d’avoir d’autres tribunes dans les médias ou la sphère publique. C’est la raison pour laquelle je passe beaucoup de temps dans ce livre à amener le lecteur vers l’idée de sphère publique. Si on ne comprend pas ce qui existe dans la sphère publique, on ne peut pas comprendre pourquoi une même plateforme peut avoir tel effet dans une société et un effet complètement différent dans une autre société. Au Kenya, les médias sociaux jouent un rôle traditionnellement occupé par les médias, parce que ces derniers ont beaucoup changé depuis 2002. À une élection triomphale cette année-là (de Mwai Kibaki) se sont succédé une réforme constitutionnelle inattendue en 2005, puis une élection désastreuse en 2007. Autant d’événements politiques qui ont refaçonné la possibilité des gens de participer dans la sphère publique, et si vous ajoutez à ce mix Internet en général et les médias sociaux en particulier, vous vous retrouvez d’un côté avec des gens qui saisiront toutes les occasions pour goûter à nouveau à la liberté sociale et politique dont ils ont bénéficié, et de l’autre avec un État mal à l’aise avec l’idée de donner aux citoyens le pouvoir de le faire.
Le mot-dièse #MyDressMyChoice (MaRobeMonChoix) est l’un de ceux qui ont marqué la décennie 2007-2017 au Kenya, et qui a permis à des féministes de se faire entendre. Est-ce selon vous un aspect positif du numérique, et quelles en sont les limites ?
Le mouvement #MyDressMyChoice est une illustration vraiment intéressante à mes yeux de cette façon d’exercer le pouvoir évoquée plus haut. Les attaques contre des femmes perçues comme s’habillant de manière indécente ne sont malheureusement ni rares ni inédites au Kenya. Mais en 2013, pour la première fois, la société civile et les femmes ont coordonné leurs efforts pour s’opposer à cette situation de façon radicale. Je dis « radicale », au sens qu’Ella Josephine Baker conférait à ce terme : aller à la racine du problème plutôt que grignoter le cadre institutionnel. Les femmes ont clairement lié ces attaques à une question de sécurité publique et non à une question de moralité, comme cela avait été insinué dans des situations antérieures, et Internet a été un élément essentiel pour ouvrir la discussion de cette manière.
C’est donc un exemple parfait de ce que le numérique peut avoir de positif. Un mouvement transnational créé autour d’un mot-dièse sur les réseaux sociaux qui a généré une pression énorme sur les institutions – dans la mesure où elles ne pouvaient pas l’ignorer. Il y a eu de nombreuses démonstrations publiques de soutien et de solidarité, ce qui est plus difficile quand vos médias sont contrôlés ou fortement influencés par l’État central. Il y avait donc un objectif unique, clairement défini, et une stratégie simple pour l’atteindre. Tout cela s’est parfaitement prêté au moment numérique. Les limites d’une stratégie uniquement numérique sont nombreuses et complexes, mais pour résumer, vous ne pouvez pas créer de mouvement basé uniquement sur le numérique. Vous pouvez créer un moment, mais les mouvements ne se construisent pas sur des moments uniques, mais plutôt à partir d’actions soutenues.
WhatsApp est le média social le plus utilisé au Kenya. Pourquoi, selon vous, et quels en sont les usages ?
L’émergence de WhatsApp a à nouveau tout à voir avec la structure sous-jacente de la société. Au Kenya, comme dans d’autres pays développés, WhatsApp fait souvent partie des applis intégrées gratuitement dans le téléphone que vous achetez. Cela crée automatiquement un marché prêt à l’emploi, car très peu de personnes suppriment les applications intégrées. Ensuite, si vous examinez le coût d’une messagerie texto, la perspective de messages gratuits fait une énorme différence sur le plan financier, vu que la plupart des opérateurs de téléphonie mobile au Kenya ne facturent pas les messages envoyés sur WhatsApp. Alors que les smartphones ou les features phones (les petits appareils élémentaires, NDLR) deviennent la norme – la grande majorité des Kenyans se connectent à Internet via leur téléphone et seuls 12,8 % d’entre eux utilisent des ordinateurs pour se connecter à Internet –, la commodité et le prix avantageux de WhatsApp en font une option de choix.
Mais WhatsApp renvoie aussi à ce qu’on appelle le « dark social », ce qui signifie qu’il génère du trafic internet même si nous ne pouvons ni voir ni mesurer ce qui s’y passe. Cela pose des problèmes particuliers au Kenya où des services de messagerie (texte ou radio) ont par exemple été impliqués dans la montée et la diffusion des discours de haine qui ont conduit à la violence en 2007. Cette année-là, les Kenyans recevaient des SMS faisant état de rumeurs d’attaques de membres d’autres groupes ethniques, ce qui engendrait un sentiment de peur et des attaques injustifiées. Mais au moins, vous pouviez localiser l’origine de ces textos non désirés. Or, il est presque impossible de le faire avec WhatsApp. Pour le moment, il n’y a pas assez de travaux de recherche pour comprendre ces questions, car on envisage encore la technologie en Afrique en termes grossiers de développement plutôt qu’en tant que phénomène sociopolitique émergent.
Vous revenez également dans ce livre sur le scandale Cambridge Analytica. Ce cabinet britannique d’analyse de données, qui aurait utilisé les données personnelles de millions d’utilisateurs lors de la campagne de Donald Trump en 2016 aux États-Unis, est soupçonné d’avoir également soutenu le président Uhuru Kenyatta, élu en 2013 et réélu en 2017. Vous évoquez à ce sujet une forme de colonialisme, pourquoi ?
Le colonialisme numérique se réfère selon moi à la manière dont la technologie rend les pays du sud vulnérables à la prédation d’entreprises protégées en quelque sorte des conséquences de leurs actions par leurs sociétés mères. J’utilise cette formule, car si on regarde bien, l’intérêt du capital privé a précédé la colonisation. C’est la Compagnie britannique des Indes orientales ou la Compagnie britannique impériale d’Afrique de l’Est qui ont été autorisées à faire ce qu’elles voulaient à travers le monde et à demander ensuite à l’État de protéger leurs intérêts si elles rencontraient des résistances. On observe une tendance similaire à l’ère numérique. Des sociétés privées – britanniques, américaines et chinoises – sont autorisées à adopter dans les pays du sud des comportements qui ne seraient pas autorisés dans leur propre pays, car elles profitent de leur pouvoir ou des disparités réglementaires d’un pays à l’autre. Mais quand les choses tournent mal – et cela arrive toujours –, leurs sociétés mères peuvent s’appuyer sur des systèmes de commerce international ou de diplomatie pour faire valoir les intérêts des entreprises au détriment des intérêts des citoyens des pays pauvres.
Cambridge Analytica est une société britannique qui avait expérimenté des interventions dans le champ politique en Inde, puis au Kenya, en Afrique du Sud et au Nigeria avant de se tourner vers le Royaume-Uni et les États-Unis. On pourrait discuter de l’efficacité de leurs stratégies, et beaucoup s’y emploient, mais ce qui est indiscutable, c’est qu’ils ont pu s’immiscer dans des conjonctures politiques très sensibles sous le couvert de capitaux privés, tout en tirant parti du soutien tacite de tout un réseau diplomatique. La question que je me pose à propos de cette situation est la suivante : une société kényane serait-elle en mesure d’exercer une influence aussi forte sur une élection britannique par exemple ? J’ai fait une partie de mes études aux États-Unis où j’ai de nombreux amis qui sont en train de briguer un mandat politique. Je ne suis même pas autorisée à soutenir financièrement leurs campagnes ! Comment peut-on laisser une entreprise britannique s’immiscer dans une situation politique instable durant près d’une décennie, avant que le gouvernement britannique ne décide finalement d’y mettre un frein ? Voilà le colonialisme numérique, et je couvre cette question dans mon livre.
De façon générale, tout est lié à la manière dont Internet et les plateformes numériques modifient les mouvements du capital mondial, ce qui permet aux pays étrangers d’exercer plus facilement leur pouvoir et leur influence sur les processus politiques des autres pays. Ce processus renvoie aux premières étapes de ce qui est devenu le colonialisme – des entités économiques qui se déplacent dans le monde entier pour perturber le comportement politique d’autres régions dans un but lucratif, créant ainsi des opportunités d’exploitation par leurs États.
La question de la protection des données personnelles est-elle entrée dans le débat public au Kenya ?
Pas autant qu’elle le devrait. Il n’y a pas suffisamment de connaissance du public pour faire émerger le débat public dont le pays a désespérément besoin.
Vous dites que ce livre aborde « les leçons que le Kenya peut donner au monde pour rompre avec la série de publications soulignant ce que le monde peut enseigner au Kenya ». Par exemple ?
Je pense que le Kenya peut enseigner au monde comment réfléchir de manière critique à la technologie et aux vulnérabilités qu’elle crée en ce qui concerne la relation entre le citoyen et l’État. Je pense que le Kenya peut permettre au monde d’apprendre quelles grandes opportunités offre la technologie, mais également comment les problèmes tendent à s’aggraver s’il n’y a pas d’attention portée dans le même temps à la résolution des problèmes.
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