Dans ce pays himalayen, en à peine quelques jours au mois de septembre, la génération Z a renversé le gouvernement, négocié la transition avec l’armée et s’est choisi une dirigeante crédible pour combattre la corruption. Il est désormais temps de construire une nouvelle façon de gouverner, espèrent Mausam, un jeune dont le frère a été tué lors des manifestations, et Kamal, l’une des figures du mouvement.

Un jeune Népalais regarde en direct la prestation de serment de Sushila Karki comme Première ministre par intérim, le 12 septembre 2025. PHOTO ATUL LOKE/THE NEW YORK TIMES

Après avoir passé toute leur enfance dans un village de montagne isolé, les frères Mausam et Praveen Kulung partageaient le même rêve : celui de construire une vie meilleure pour leur famille et pour eux-mêmes.
Fils de paysans, ils ont grandi dans la pauvreté. Faute d’emplois sur place, cela fait des générations que les gens du village n’ont d’autre choix que de partir pour trouver du travail. Quand ils étaient enfants, il n’y avait pas d’école digne de ce nom dans leur village, ni d’infrastructures publiques correctes. Les frères ont dû quitter leur famille pour aller étudier dans la capitale, Katmandou.
Mausam nous reçoit dans la chambre mal éclairée qu’il y loue. Selon lui, le sort des jeunes du pays laisse les dirigeants politiques népalais complètement indifférents :
“Ils ont trahi la jeunesse, sans jamais se soucier de notre avenir.”
Cette impression de trahison, explique le jeune homme, a nourri un ressentiment qui a longtemps couvé, avant d’éclater lors des récentes manifestations antigouvernementales.
Prise de conscience
Le mouvement népalais en bref
Quand. Durant l’été, un mouvement de colère se forme sur les réseaux sociaux autour du mot-dièse #NepoKids, pour dénoncer les privilèges dont bénéficient les enfants des responsables politiques et économiques. Les revendications convergent dans la rue pour dénoncer la corruption et les inégalités sociales, avec une grande manifestation le 8 septembre.
L’étincelle. Le 4 septembre, le gouvernement ordonne la fermeture de 26 plateformes, dont Facebook, X ou YouTube. C’est le catalyseur de la frustration de la jeunesse népalaise, dont le taux de chômage dépasse les 20 %. L’explosion de colère est sévèrement réprimée, ce qui entraîne un cercle vicieux de violences, avec 72 morts à la clé.
Le résultat. Le Premier ministre, K. P. Sharma Oli, démissionne dès le 9 septembre. L’armée prend temporairement le contrôle. Méfiants face aux partis politiques traditionnels, les manifestants se coordonnent entre eux sur le réseau crypté Discord et proposent la magistrate anticorruption Sushila Karki comme Première ministre par intérim. Elle est investie le 12 septembre.
Les deux frères ont décidé de se joindre au mouvement de protestation, déclenché notamment par des publications sur les réseaux sociaux montrant le luxe dans lequel vivent les enfants de la classe aisée népalaise – surnommés les “nepokids”. “Ces vidéos ont changé quelque chose en nous, explique Mausam. Elles ont provoqué une prise de conscience et suscité notre colère contre le système qui, depuis des décennies, favorise les inégalités.”
Lorsque le gouvernement a brusquement fermé les principales plateformes de réseaux sociaux le 4 septembre, sous prétexte que les entreprises ne s’étaient pas correctement enregistrées auprès de l’administration, cette frustration a éclaté dans les rues de la capitale. Avec son frère Praveen, Mausam a rejoint la foule grandissante des jeunes manifestants réclamant du changement.
“Notre combat ne fait que commencer. Nous ne laisserons pas ces partis politiques corrompus revenir au pouvoir.”
Tentatives de discréditer le mouvement
Le Népal est habitué aux bouleversements politiques. En 2008, la monarchie, un système vieux de deux cent trente-neuf ans, a été abolie à la suite d’une guerre civile qui a duré dix ans. Depuis, ce pays himalayen de 30 millions d’habitants a vu défiler pas moins d’une dizaine de gouvernements différents à sa tête.
Les violentes manifestations [de septembre] ont fait au moins 72 morts et des centaines de blessés. Pendant les troubles, la foule en colère a incendié le Parlement, la Cour suprême, des permanences politiques, des hôtels de luxe, des locaux de médias et des milliers d’autres bâtiments publics, notamment des ministères, ainsi que les domiciles de dirigeants politiques et de chefs d’entreprise. Mais les groupes d’étudiants qui ont pris la tête des manifestations de la génération Z affirment que ces violences ont été perpétrées par des personnes étrangères au mouvement.
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Contexte : Les pionniers sri-lankais et bangladais
C’est une caractéristique des mobilisations de la Gen Z : connectés aux réseaux mondiaux, ses membres “regardent de près ce qu’il se passe ailleurs”, explique le magazine The Diplomat. Ainsi, les Népalais de 2025 répondent aux jeunes Bangladais qui ont fait tomber le gouvernement de l’indéboulonnable Première ministre Sheikh Hasina en août 2024. Lesquels Bangladais se sont eux-mêmes inspirés du mouvement de jeunesse du Sri Lanka de 2022.
Dans ce dernier cas, “une transition pacifique du pouvoir a eu lieu lors des élections nationales deux ans après le soulèvement, avec un parti de gauche qui accède pour la première fois au pouvoir par des élections démocratiques”, note le quotidien de l’île The Morning.
Au Bangladesh, le lauréat du prix Nobel Muhammad Yunus a été nommé à la tête d’un gouvernement intérimaire, en vue d’organiser des élections. Mais sa politique “bute sur son incapacité à rétablir l’ordre public”, relève The Diplomat – et notamment à concilier les velléités autoritaires du parti historique d’opposition, le Parti nationaliste, la résistance des héritiers de l’ancien gouvernement, au pouvoir depuis 2009, et les revendications des représentants des jeunes, qui veulent un changement radical. “Beaucoup s’interrogent désormais : dans un tel climat, est-il seulement possible d’organiser des élections libres et équitables ?
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Kamal Subedi, une des figures qui se sont distinguées, explique que son rôle était de mobiliser et d’unifier différents groupes d’étudiants autour d’une cause commune : renverser les dirigeants corrompus. “Les actes de vandalisme commis le jour de la manifestation ne sont pas de notre fait, soutient-il. Ils visaient vraisemblablement à discréditer notre mouvement. Leurs auteurs étaient en général des hommes plutôt âgés qui se sont mêlés à la foule des jeunes.” Pour lui, il s’agit d’“infiltrés”. Dans les rues de Katmandou, de nombreux témoins partagent cet avis, avec l’impression que le mouvement a été détourné et leur a échappé.
Pour autant, les manifestations ont conduit à la démission du Premier ministre, Khadga Prasad Sharma Oli, remplacé par l’ancienne présidente de la Cour suprême, Sushila Karki, qui fait office de Première ministre par intérim. S’adressant au mouvement de protestation de la génération Z, cette dernière a promis de “mettre fin à la corruption”.
Poursuivre la lutte à tout prix
Au cours des négociations sur la formation d’un gouvernement intérimaire, certains groupes politiques ont appelé à la restauration de la monarchie. Kamal Subedi, qui, aux côtés du chef de l’armée, a participé aux négociations pour décider de la nomination de la Première ministre par intérim, confirme avoir été approché par de nombreux partisans du parti pro-monarchique Rastriya Prajatantra Party (RPP) – lesquels faisaient pression sur les militaires pour un retour du roi. Mais “nous avons clairement fait savoir à l’armée que nous ne voulions certainement pas d’une restauration monarchique”, précise le leader étudiant.
Pour des manifestants de la Gen Z comme Mausam et Kamal, la lutte est loin d’être terminée. Ils parlent de poursuivre leur combat non seulement contre l’ancien ordre politique, mais aussi pour construire un avenir totalement nouveau. À l’approche des élections, prévues en mars prochain, les jeunes Népalais engagés politiquement se sont réunis pour discuter de la possibilité de former un nouveau parti politique, dans lequel la génération Z jouerait un rôle central. Ce que confirme Kamal Subedi :
“Nous ne voulons plus des anciens partis corrompus ni des représentants de la vieille garde. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un renouveau démocratique, avec de nouvelles figures.”
Pour Mausam, qui a enterré son frère après les manifestations, le combat a pris une tournure personnelle. “Je ne laisserai pas son sacrifice être vain, affirme-t-il. Nous sommes déterminés à construire un nouvel avenir pour le Népal.”

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