Depuis la nuit des temps, les hommes se considèrent supérieurs aux femmes en raison de leur « virilité ». Ils les traitent souvent comme des « incapables ».  C’est ce mythe de la supériorité masculine qui fait qu’elles sont privées de l’exercice des métiers de leur choix. Mais malgré tout, poussées par le besoin de faire vivre leurs enfants, certaines d’entre elles ont décidé de briser les barrières en exerçant des professions dites « d’hommes », y compris même les plus difficiles. Ivomo s’est entretenu avec ces femmes exceptionnelles dans trois provinces.

En quatre jours, notre reporter a pu visiter les provinces de Kirundo (nord du pays), Rutana (dans le Kumoso) et Bujumbura (Bujumbura rural). C’est là qu’il a découvert ces femmes rurales qui ont d’impressionnantes capacités, comparables à celles des hommes.

Patricie, la conductrice de pirogue

Cinq heures du matin, le reporter quitte Bujumbura et se dirige vers la zone de Mugendo dans la commune de Ntega en province de Kirundo frontalière avec le Rwanda voisin (environ 200 km). Dans cette zone se trouve le Narunganzi, l’un des huit lacs du nord. C’est d’ailleurs celui-ci que vise le reporter.  L’étendue se situe entre les collines de Kanyagu   dans Mugendo  et Rungazi, dans la zone de Murungurira.

Vers 10 heures, il est au bord du lac. Des arbres, des bananiers, des cultures verdoyantes, c’est tout ce qu’on peut y observer. Un vent humide, dans lequel on sent le parfum des fleurs, souffle continuellement, attirant les enfants qui y jouent tout au long de la journée, torses nus. Des Abasare  hommes qui transportent des passagers dans des pirogues  font régulièrement des va-et-vient d’un point du lac à l’autre. Le prix du trajet est de 50 Fbu. « Insuffisant pour survivre », dira l’un d’eux.

Alors que le reporter s’entretient avec ceux-ciil voit surgir une jeune femme. Svelte, visage rond, cheveux courts et noirs. Il s’agit de Patricie Minani, 32 ans, en compagnie de ses trois enfants. Elle salue ceux qui sont là, puis prend une rame avant de monter à bord de l’une des pirogues stationnées. Le canot mesure au moins huit mètres de long.

En position debout, sur l’extrémité de cette embarcation, Patricie manœuvre la rame pendant une vingtaine de secondes. Juste un test pour s’assurer de son état. « Tout est en ordre. Allez, montez ! Le temps presse. On doit rentrer », s’adresse-t-elle à ses enfants. Ceux-ci se placent à bord, tout de suite, l’un après l’autre. Et la piroguière se met à ramer en direction de l’autre rive, à Kanyagu.

A LA UNEPatricie conduit ses trois enfants sur l’autre rive, à Kanyagu

Mais avant qu’ils ne s’éloignent, le reporter les interrompt. « Tu sais naviguer sur une pirogue Madame ? », s’étonne-t-il. « Comme de l’eau à boire. Je sais même nager », lui répond-elle, souriante. N’étant pas convaincu, il demande à celle-ci de faire une petite démonstration. « Comme tu voudras », réagira-t-elle. Toujours debout, elle conduit son canot loin dans le lac. Jusqu’à au moins cent mètres des rives, avant de faire demi-tour. Oh quelle vitesse ! Tout le monde applaudit.

« Quand et comment as-tu commencé ? », demande le reporter. « J’avais entre 12 et 15 ans. Le marché et les écoles se trouvant du côté de Mugendo, on était obligés de traverser ce lac au moins deux fois par jour. Comme filles, on comptait toujours sur l’aide des garçons ou les hommes capables de conduire les embarcations. Mais le problème, ils ne venaient pas ici régulièrement. Donc en leur absence, on était contraintes de s’absenter à l’école. A un moment donné, je n’en pouvais plus. Je me suis dit bah, je ne peux plus compter sur des gens qui ne sont pas là. Il fallait que je prenne mon destin en main. J’ai d’abord appris à nager puis à piroguer », raconte-t-elle.

Celle-ci transporte souvent des passagers. Mais regrette que le métier, à lui seul, ne fasse pas vivre sa famille. « On me paie 50 Fbu pour chaque trajet. Or, je fais entre 20 et 30 trajets par jour. Vous comprenez que je gagne entre 1000 et 1500 Fbu par jour. C’est très peu pour nourrir mes enfants », confie la jeune femme. Et de préciser : « je suis obligée d’organiser mon programme de sorte que je sois capable de faire d’autres activités en parallèle. Dans l’avant-midi, je m’occupe des travaux champêtres. Après-midi, je viens sur le lac ».

Le mari de Patricie est agriculteur. Sachant aussi conduire la pirogue, il n’est pas du tout gêné de voir sa femme faire ainsi. « Il est fier de moi. Il ne m’a jamais interdit de venir ici. Il me considère d’ailleurs comme une femme courageuse, capable de faire vivre les enfants même en son absence. En tout cas, il est le plus génial des maris », admire-t-elle, les yeux fixés sur la rame.

Certains hommes ne l’apprécient pas. C’est pour cette raison qu’elle n’a pas beaucoup de clients. « Ça n’a jamais existé qu’une femme conduise la pirogue. Elle n’est même pas autorisée à pratiquer la pêche. C’est gravissime. Notre société est en dégradation de valeur », s’inquiète Salvator, 59 ans. « Si c’est elle qui conduit l’embarcation, je ne peux jamais y mettre mes pieds. Ce serait une malédiction », ajoute-t-il.

Toutefois, cette mère de trois enfants ne se sent pas du tout incommodée. « Les hommes m’ont toujours considérée comme une femme mal éduquée. Mais ça ne me fait rien. Je sais ce que je fais. J’ai suffisamment de force physique pour faire ce travail comme j’en ai pour labourer. Pourquoi ne serais-je pas capable de ramer ? », s’interroge-t-elle avant d’ajouter : « les hommes veulent prendre les femmes pour des enfants. Eh bien, on ne peut pas se laisser faire éternellement ».     

A part cette piroguière, bien d’autres cas de femmes exerçant des métiers supposés réservés aux hommes s’observent dans d’autres localités. Par exemple, dans le Kumoso en province de Rutana. Pour bien mener les travaux champêtres loin de leurs résidences, les femmes optent pour un moyen de transport par vélos.

A la découverte des femmes « cyclistes » 

Le Kumoso est l’une des principales régions éco-climatiques qui alimentent le reste du pays. Cette dépression s’étend sur plus de 160 km de longueur et varie de largeur entre 10 et 30 km.

Notre reporter a visité la commune de Giharo  près de 200 km à l’est de Bujumbura frontalière avec la Tanzanie. Cette municipalité est composée de trois principaux centres : Giharo, Butezi  chef-lieu de la commune  et Muzye. Beaucoup de fermiers et commerçants préfèrent habiter Butezi qui se trouve sur la route principale vers le chef-lieu de la province.

Ces régions sont traversées par trois rivières à savoir : la Malagarazi, Mukazye et Mazimero. Les activités agricoles sont concentrées très loin de Butezi, dans des localités proches de ces cours d’eau. Comme à Mutwana, à Kumabuye et à Kibimba. Il est difficile d’y arriver à pied et comme la plupart des activités agricoles sont assurées par les femmes, certaines savent comment y faire face. Elles conduisent des bicyclettes comme des hommes. Un phénomène extrêmement rare dans les milieux ruraux.

Il est 13 h 14 à l’entrée de Butezi. Dévote*, 42 ans, rentre des travaux champêtres. Avec un bébé sur le dos, la mère de six enfants pousse son vélo où elle a placé sur le porte-bagage quelques récoltes  dans un sac  et du bois de chauffage. Aujourd’hui, elle n’a pas pédalé comme d’habitude car sa bicyclette a une petite panne. De ce fait, elle marche à longues enjambées pour arriver à la maison de bonne heure. Elle doit préparer le repas de midi pour ses enfants qui sont déjà rentrés de l’école.

IMG_20181228_231213Une femme rentre des travaux champêtres à Butezi

Le reporter décide de marcher avec elle. Objectif, entendre comment elle se sent avec le vélo. « Je me sens très forte », confie-t-elle, souriant. « Sans bicyclette, la vie dans cette dépression serait très difficile car on parcourt de très longues distances pour atteindre nos champs. On est obligées d’apprendre à conduire. Si non, on risquerait de crever en route. Chaque jour, on se réveille très tôt le matin pour partir », explique-t-elle.

Comment parvient-elle à conduire son vélo avec le bébé sur le dos ? « C’est très simple. Je le porte sur mon dos avec un pagne bien attaché afin qu’il ne tombe pas. Puis, je monte sur le vélo. Je peux faire 30 kilomètres sans aucun problème », indique-t-elle avant d’ajouter : « Quand j’ai commencé à conduire, il y a 17 ans, je ne pouvais pas tenir longtemps. Je me sentais déjà fatiguée avant même que je ne parcoure un kilomètre. J’avais souvent des accidents. J’ai même été blessée, au moins quatre fois. Mais actuellement je m’y suis habituée ».

Certaines femmes transportent plus de quantité que les hommes. Par exemple, Juliette*, 31 ans. Elle peut parcourir 20 kilomètres avec 100 kilos sur le porte-bagage de son vélo. « Je n’ai aucune difficulté à transporter une telle quantité. Je monte ou descend du vélo à l’aise, avec l’aide de personne. Au fait, j’aime faire du vélo. Quand mon mari est venu me demander en mariage, je me rappelle que je lui ai dit qu’il devait d’abord m’acheter une bicyclette. Et il a dit oui. J’étais très contente », raconte la jeune femme, qui, avec sourire sur son visage, transpire aussi.

IBIRO IJANADans le Kumoso, la plupart des activités agricoles sont assurées par des femmes

Cependant, les points de vue sur le phénomène sont très partagés dans l’entourage. Godelieve, mère de 4 enfants, est contre toute idée des femmes qui font du vélo. « C’est honteux. C’est vraiment dommage. Cela constitue la preuve que, dans les foyers, elles se comportent mal. Si dans le ménage l’homme et la femme agissent au même niveau, qui sera le chef ?  Je ne vois pas où va notre société », déclare-t-elle. Emmanuel partage cet avis : « nos femmes veulent se comporter comme des citadines. C’est pour cela que leur gestion devient de plus en plus difficile ici à la campagne. En tout cas, ça n’augure rien de bon dans notre société ».

D’autres y voient un signe de développement. Par exemple, Jean Bosco. « Je n’ai aucun problème à voir une femme conduire un vélo. C’est une bonne chose. Elles s’en servent pour faire avancer les familles. Cela prouve que la société burundaise commence à évoluer. On ne peut pas continuer de vivre comme dans l’antiquité », explique-t-il. « J’admire Juliette*. Quand elle conduit, elle est extraordinaire. Un jour on se rendait à Bukemba, ensemble. C’est à plus de dix kilomètres de Butezi. J’avais mon vélo, elle avait le sien. Elle a pédalé, pédalé, jusqu’à ce qu’elle me laisse derrière. Je me croyais fort mais j’ai été surpris », révèle le jeune homme.

« Où sont les époux pendant les heures de travaux agricoles ? »

Un autre phénomène est frappant dans les campagnes, qui témoigne encore du rôle crucial joué par les femmes dans la vie des ménages et le développement de la société. Notre reporter a visité dix localités différentes dans les communes de Kanyosha et Kabezi en province de Bujumbura (Bujumbura rural) pour se rendre compte du rôle de chacun des conjoints dans l’accomplissements des travaux agricoles. Partout, entre 9 heures et midi, il a constaté ceci :  aucun homme n’était présent dans les champs. Des femmes seulement. En train soit de cultiver soit de récolter. Une question vient directement dans la tête du reporter : où sont les époux ? Ainsi, il tente de s’entretenir avec ces femmes. Mais certaines ne sont pas disposées à dévoiler toute la vérité sur leurs familles.

Il est 11 h 20 sur la colline de Muyira dans la commune de Kanyosha. Sous le soleil accablant. Domitille*, 41 ans, récolte le haricot. Elle est assise par terre. Et son enfant de quatre ans, allongé à côté. Les deux, sans se parler. D’un peu loin, des oiseaux font entendre des chants légers et agréables. Domitille* ne semble pas vouloir parler de son mari. « Je ne sais pas où il est. Pourquoi vous me posez une telle question ? Un homme va où il veut et revient quand il veut. Peut-être qu’il est parti chercher la ration pour le enfants », déclare-t-elle. « Mais, es-tu satisfaite du fait que tu es seule dans le champ ?», insiste le reporter. « On dit que nous les femmes sommes faites pour rester à la maison ou s’occuper des travaux champêtres. Je n’ai aucune envie de parler de ce sujet. Laissons tomber », répond-t-elle, visage détourné.

MUYIRAUne maman en compagnie de son enfant récolte le haricot, sous le soleil accablant

Claire*, 34 ans, habite la zone de Ramba dans la commune de Kabezi. Une vingtaine de kilomètres, au sud de la capitale économique. Quand le reporter y arrive, elle est en train de cultiver du manioc. Pourquoi tu travailles seule ? où est ton époux ? Machette dans la main, la jeune femme répond en souriant : « les hommes n’aiment pas se salir avec la terre. Ils veulent rester propres. Ceci est un travail des femmes ».

RAMBA« Après les travaux champêtres, je m’occupe de la cuisine »

D’après celle-ci, même si son mari venait se joindre à elle dans les champs, il n’y reste pas longtemps. « Chaque fois qu’il vient, après une heure de travail, il me dit qu’il a une urgence et m’informe ensuite qu’il doit partir », confie-t-elle. « Quelques fois, les gens me disent qu’ils l’ont vu dans des ligalas ou des bars. Je m’y suis habituée », ajoute-t-elleEt de renchérir : « ce qui me ferait plus mal serait de l’entendre courir derrière d’autres femmes. Là, je ne tolérerais pas. Il aurait franchi la ligne rouge » 

Interrogés, les hommes ont une explication au phénomène. Jean Miburo est l’un d’eux. « Même si vous ne nous voyez pas dans les champs aux côtés de nos épouses, ça ne veut pas dire qu’on ne contribue pas au développement familial. Nous nous occupons d’autres tâches importantes. Par exemple, je vais souvent au lac et rentre avec du poisson ou du ndagala. Les enfants en ont besoin. Nos femmes ne devraient pas s’inquiéter », insiste-t-il. Son ami Sylvère, maçon, partage l’argument : « En familles, on a besoin de l’argent pour le fonctionnement. Ce sont les hommes qui en cherchent ».

Toutefois, que ça soit dans le Kumoso ou à Kabezi, on a pu y observer des groupes d’hommes rassemblés dans des ligalas, en train de jouer aux damiers ou autres jeux, pendant que leurs épouses étaient dans les champs. Ils poursuivaient ces jeux jusque dans la nuit. Sans aucun souci.

URUBUGUAu Burundi, des hommes fréquentent les ligalas pendant les heures de travail

D’ailleurs, presque toutes les femmes rencontrées semblent déjà habituées à la « solitude ». Après les travaux champêtres, certaines d’entre elles sont obligées de faire, seules, de petits commerces afin de subvenir aux besoins des enfants.

Donavine*, 26 ans, habite les montagnes surplombant la capitale économique. Agricultrice les avant-midis, vendeuse de farine les après-midis. Tous les soirs, elle doit descendre sur Bujumbura pour s’approvisionner. Quand le reporter la rencontre, elle est en train de gravir un petit chemin en spirale. Sac de farine sur la tête, un bébé sur le dos, et son enfant de cinq ans devant, avec un sachet plein de charbon. Sueur, fatigue, …

SPIRALAgricultrice les avant-midis, vendeuse de farine les après-midi

Elle se confie à Ivomo : « tous les avant-midis, je suis dans les champs. A midi, j’arrête pour aller en ville y chercher des articles à vendre. C’est comme ça. Je n’ai même pas cinq minutes de repos par jour. Quand j’arrive à la maison, je dois m’occuper de la cuisine ». Elle ajoute : « c’est à moi qu’incombe aussi l’éducation des enfants. Quoi que les hommes disent, ils savent bien que la femme est plus surchargée. Car, eux, ils ont même du temps pour aller prendre un verre. C’est une façon de se détendre. Si une femme rurale ose fréquenter un bar, les gens disent qu’elle est devenue prostituée. Dans certaines localités, les officiels vont jusqu’à appeler la police. Vous vous en rendez-compte ? ».

En 2012, le gouvernement burundais a mis en place la « Politique nationale genre ». Avec ce programme, il venait de s’engager dans un combat contre toutes formes de discriminations basées sur le genre. Celles-ci étant considérées comme « source des inégalités sociales ».

A cette époque, les autorités avaient une conviction : « les inégalités constituent un frein à toute stratégie de lutte contre la pauvreté ». Ainsi, se situant dans la logique du Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP II), elles estimaient urgent d’appliquer cette politique pour lever tout blocage au développement durable.

Malheureusement, sept ans après, cette ambition n’est jamais devenue une réalité. La femme rurale reste « négligée » alors qu’elle travaille plus que la plupart des hommes.

*les noms ont été modifiés

SOURCE : IVOMO NEWS

«Ivomo» vient du verbe «Kuvoma» en Kirundi qui signifie «puiser de l’eau». «Ivomo» est donc cette source d’où l’on prend de l’eau. Métaphoriquement, il s’agit d’une source où l’on puise une information «originale».

Nous sommes une équipe de jeunes reporters. Notre travail d’information est basé sur les «reportages».

Avec pour devise «Hirya no hino», qui signifie «Des quatre coins», nous voulons développer un journalisme de proximité : aller sur terrain, raconter la vie et la réalité au jour le jour, faire connaître la «vie des sans voix» en tenant compte de leur diversité d’idées et d’aspirations.

Une autre de nos ambitions est de réduire le déséquilibre de l’information entre la campagne et les centres urbains.

Nous voulons enfin, sur certains sujets, apporter un éclairage original, faire des comparaisons et des rappels historiques, proposer parfois des analyses fondées.

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