Le gynécologue congolais, prix Nobel de la paix 2018, alerte sur l’urgence de la situation sanitaire pour le continent le plus pauvre de la planète. Alors que la pandémie de Covid-19 a déjà mis à l’arrêt une partie de la planète, l’Afrique, qui semblait dans un premier temps résister, voit avec frayeur ce nouveau coronavirus toucher jour après jours des territoires nouveaux. Si les mesures de prévention se multiplient, beaucoup de celles qui font leurs preuves dans l’hémisphère Nord restent inapplicables sur le continent le plus pauvre.
Depuis son hôpital de Panzi, dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), Denis Mukwege, médecin, gynécologue et prix Nobel 2018 de la paix, a confié au Monde sa profonde inquiétude, conscient que l’Afrique n’a « clairement pas les moyens de faire face au fléau ». En revanche, celui qu’on a surnommé « l’homme qui répare les femmes » puisqu’il offre là une chirurgie réparatrice à celles victimes de violences de guerre, s’avoue agacé par le débat sur l’usage de la chloroquine, ce médicament antiviral qui, pour certains, n’a pas suffisamment fait ses preuves pour être largement prescrit.
« Ne perdons pas de temps à polémiquer », conseille le sage. « S’il faut choisir entre laisser mourir un patient et lui administrer un traitement dont on n’a pas encore toutes les garanties d’efficacité mais dont on a vérifié l’innocuité depuis longtemps, je dirais qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre. »
Vous venez d’adresser un message pressant à la population de votre pays. Un message sous forme d’alerte, l’appelant à « s’impliquer pleinement pour assurer une riposte efficace à la pandémie » et avertissant « nous devons nous attendre au pire ». Quelles informations avez-vous aujourd’hui sur la propagation du virus en RDC et plus largement en Afrique ?
Denis Mukwege : Selon les statistiques à notre disposition, au moins 43 pays sur les 54 que compte l’Afrique sont déjà touchés, et cette tendance épidémiologique va certainement se renforcer. Il y a en a qui sont plus frappés que d’autres, notamment l’Afrique du Sud avec plus de 400 cas, l’Algérie avec 230 cas, le Maroc 143 cas, le Sénégal avec 79 cas.
La RDC, elle, compte déjà une cinquantaine de cas et quatre décès. La maladie progresse donc extrêmement rapidement et je suis très inquiet.
J’observe heureusement que les responsables administratifs, politiques, coutumiers ont pris conscience du danger. Le 19 mars, le gouvernement de RDC a pris des mesures d’urgence pour tenter de stopper la propagation du virus. On a isolé Kinshasa, épicentre de la maladie, des provinces. On sensibilise la population à la notion de distanciation sociale. Un comité de riposte a été mis en place. Les provinces aussi s’organisent, et des cellules de crise sont créées partout. Il nous faut agir au plus vite si nous voulons éviter l’hécatombe.
La prise de conscience du danger a été très lente pour les Européens et les Américains. Qu’en est-il en Afrique ?
La population perçoit très clairement le danger. Mais la réalité africaine est cruelle : la pandémie nous guette, et le confinement est pratiquement impossible.
Les gens sont pauvres, vivent au jour le jour, et ont l’impérieux besoin de sortir pour s’alimenter. Comment leur demander de choisir entre mourir de faim en se confinant à la maison ou prendre le risque de mourir du coronavirus en sortant pour gagner leur pain ? C’est un dilemme terrible.
Il faudrait des masques, bien sûr. Et tant d’autres choses. Quels manques redoutez-vous le plus ?
Il nous faut à tout prix miser sur la prévention car nous n’avons clairement pas les moyens de faire face au fléau. Les structures sanitaires sont déficientes sur le continent. Nous n’avons pas d’équipement : masques, gants, chlore, désinfectants, respirateurs pour traiter les malades. A Kinshasa, une ville de près de 12 millions d’habitants, il n’existe qu’une cinquantaine de respirateurs. A Bukavu, avec une population estimée à 1,5 million d’habitants, les hôpitaux réunis n’en disposent que d’une trentaine. Ici, à Panzi, nous en avons vingt, mais notre capacité d’obtenir ce que l’on appelle les « consommables », c’est-à-dire les tuyaux et filtres à usage unique, est très réduite.
Avec l’hôpital provincial général, nous avons été sélectionnés comme hôpital de référence pour la prise en charge des malades du coronavirus mais nous aurions besoin de matériel de dépistage et de réanimation. Si nous recevions un nombre important de malades, la situation serait très difficile à maîtriser.
L’Afrique a connu d’autres épidémies : Ebola, chikungunya, choléra. En a-t-elle gardé des réflexes et des enseignements ?
Oui, l’Afrique a tiré des leçons des épidémies récentes. La précocité des réactions et des décisions d’urgence sanitaire en est la preuve. Des pays ont imposé des mesures de confinement strict alors même qu’ils ne connaissaient encore que quatre ou cinq cas. Ils ne l’auraient jamais fait sans l’expérience tragique des épidémies passées.
En RDC, c’est un grand expert de la gestion des épidémies, le docteur Muyembe, qui a été nommé pour coordonner la riposte au coronavirus. Tous les dispositifs organisationnels de la lutte contre Ebola demeurent et vont nous être utiles. Ecoles, églises, organisations de la société civile sont sensibilisées et réactives. Cela ne fait même pas un mois que l’on s’est officiellement débarrassé d’Ebola !
Faute des moyens dont disposent Européens et Américains, nous n’avons donc qu’une option : Prévention, prévention, prévention. Gestes barrière, lavage de main, distanciation sociale… Les gens comprennent.
La prégnance d’autres maladies telles que le paludisme, le sida, la tuberculose accroît-elle le danger ?
Evidemment. Ces maladies qui affaiblissent le système immunitaire ne peuvent que constituer un terrain favorable aux formes les plus graves, voire mortelles, de la maladie.
C’est d’ailleurs le sens de l’appel à la vigilance formulé par le directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à l’Afrique du Sud qui compte un nombre important de malades du VIH et qui a aussi le taux le plus élevé de cas de coronavirus en Afrique.
Le recours à la chloroquine donne lieu en France à beaucoup de discussions et polémiques. Avez-vous un avis ?
J’ai consommé de la chloroquine pendant quarante ans ! Et tous les Européens qui voyageaient en Afrique ont longtemps fait de même. Si elle a été retirée du marché, ce n’est pas en raison d’une quelconque toxicité ou de contre-indications, mais tout simplement parce qu’une résistance s’était développée à ce médicament antipaludéen.
Il n’en demeure pas moins que cette molécule a une propriété antivirale scientifiquement reconnue. Alors faute de disposer encore de médicaments ou de vaccins contre le coronavirus, et considérant la létalité de la maladie, il me semble que la communauté scientifique et médicale devrait sérieusement s’interroger sur son usage pour sauver des vies.
La responsabilité déontologique d’un médecin est bien de soigner les malades, n’est-ce pas ? Alors ne perdons pas de temps à polémiquer. S’il faut choisir entre laisser mourir un patient et lui administrer un traitement dont on n’a pas encore toutes les garanties d’efficacité mais dont on a vérifié l’innocuité depuis longtemps, eh bien je dirais qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre.
Y aurait-il des stocks en Afrique ?
Hélas, cette molécule qu’on trouvait auparavant dans les pharmacies et structures sanitaires d’Afrique n’existe quasiment plus. On ne l’utilise plus que pour traiter le lupus [une maladie auto-immune, qui touche à 90 % les femmes].
Lire aussi : Coronavirus : l’hydroxychloroquine, objet de convoitise dans les pharmacies
Mais si nous avions des réserves, et sachant que nous ne pourrons mettre tous nos malades sous respirateurs, je proposerais de l’administrer à grande échelle afin d’en mesurer les résultats. Si elle s’avérait efficace, ce serait formidable pour l’Afrique.
On a parfois dit que le climat et la jeunesse de la population d’Afrique seraient plutôt des atouts face au Covid-19.
Ne spéculons pas là-dessus, nous avons encore trop peu d’éléments sur cette maladie. Le premier patient contaminé venait d’Europe mais il a bel et bien transmis la maladie à des locaux. Quant à l’âge, il faudrait plus de recul, même si l’on sait que le taux de mortalité est plus fort chez les anciens. Le premier défunt en RDC est un confrère médecin qui n’avait que 46 ans. Alors, pour sensibiliser la population, il faut se dire que chacun peut être atteint. Et que tout le monde doit se prémunir.
L’hôpital de Panzi a-t-il été réorganisé ?
L’hôpital a constitué un comité de crise ; le personnel est préparé et tout entier mobilisé. Nous avons édicté des mesures pratiques concernant les malades et leurs familles, restreint les visites, renforcé les mesures d’hygiène, organisé des points d’eau pour se désinfecter les mains, préparé des locaux spécifiques pour accueillir les malades du coronavirus.On collabore avec une université pour mettre sur pied les dispositifs de diagnostic biologique. Hélas, nous n’avons pas de tests.
Votre hôpital est connu dans le monde entier pour accueillir et traiter des femmes victimes de viols de guerre. Comment faire pour qu’elles ne soient pas aussi les premières victimes de la crise qui s’annonce ?
Les femmes sont les premières victimes des conflits qui perdurent dans notre province depuis plus vingt ans avec leur lot de violences sexuelles. Or ce sont elles qui portent la société africaine sur leurs épaules. Ce sont elles qui l’animent et la font vivre sur le plan économique. Quand on voyage en Afrique, on voit des femmes qui transportent, qui cultivent, vont au marché, assurent les échanges commerciaux. Elles seront les premières en contact avec le virus, les plus vulnérables.
Si elles ne sont pas protégées, elles deviendront des vecteurs et ça peut faire exploser l’épidémie. C’est donc elles qu’il faut sensibiliser, elles qu’il faut impliquer dans les organes de décision et de lutte contre la pandémie, elles qui doivent bénéficier de dépistages et de soins attentionnés.
Prioritairement ?
Non. Je demande simplement qu’elles ne soient pas considérées comme des citoyennes de seconde classe et qu’elles reçoivent un traitement égal à celui des hommes.
Je parle d’expérience, vous savez. Et je sais combien nos sociétés les discriminent. Quand un homme est malade, il arrive à l’hôpital accompagné de sa mère, de sa femme, de ses sœurs, de ses tantes. Toute la famille débarque ! Quand une femme est malade, elle arrive seule, à moins qu’elle n’ait une fille pour l’aider. Je voudrais que cela change pendant cette pandémie. Et que les droits des femmes soient respectés.
Cette pandémie, et le bouleversement du monde qu’elle provoque, vous inspire-t-elle déjà des réflexions ?
Cette épidémie montre les limites du système qu’a créé notre génération. Un système qui n’a pensé qu’à l’économique et à la course au profit rapide, au détriment du social et de l’attention aux autres. Un système qui a complètement perdu de vue certaines valeurs comme la solidarité et n’a eu de cesse de penser « global » pour chercher au bout du monde la main-d’œuvre la moins chère possible en dédaignant l’investissement social. Un système où l’hôpital public a été considéré comme la cinquième roue du carrosse alors qu’il devrait être un rempart.
Qui aurait pu imaginer que des malades d’une société riche puissent mourir devant des médecins désarmés et contraints à d’horribles choix ? Qui aurait pu penser qu’au XXIe siècle, des gens seraient abandonnés à leur sort dans des établissements pour personnes âgées, sans qu’on puisse même leur donner une sépulture ? Tout ceci était impensable il y a à peine trois semaines.
Alors j’espère que l’on apprendra de cette pandémie. Que le monde d’après le coronavirus ne sera plus le même. Que l’homme saura retourner vers l’humain. Que seront réhabilitées les notions d’égalité, de dignité et enfin d’empathie.
SOURCE :
/
Commentaires récents