Allocution du Dr Mukwege à l’occasion de la Conférence internationale sur la paix en RDC – Charleroi – 16 septembre 2022

 

Monsieur le bourgmestre de la ville de Charleroi,

Mesdames, Messieurs les Co-présidents de Conscience congolaise pour la paix (Kopax),

Distingués invités,

Chers compatriotes,

Je vous remercie de m’inviter à prendre la parole à cette Conférence internationale sur la paix en RDC, dont l’importance est fondamentale car, comme nous le savons tous ici, la Nation congolaise est en péril. Il est urgent de se mobiliser pour sortir du chaos organisé dans lequel se trouve le pays et la tragédie que traverse la population congolaise depuis plus de 30 ans.

C’est dans ce contexte très préoccupant pour l’existence et l’avenir de notre pays que nous saluons l’initiative de Kopax de nous réunir aujourd’hui car nous ne pouvons plus nous limiter à traiter les conséquences de la violence mais plutôt chercher ensemble à trouver des solutions pérennes aux causes profondes des conflits qui se poursuivent jusqu’à ce jour.

Je tiens à remercier tous les experts présents et tous les participants – certains compatriotes viennent de loin – car votre présence témoigne de votre détermination à contribuer au changement longtemps attendu par la population congolaise.

Nous tenons ici à souligner que ce changement doit émaner avant tout des Congolais eux-mêmes avant de nouer des partenariats avec les autres pays.

Les divers groupes de travail vont aborder au cours de la journée des thèmes aussi importants que la Paix, la sécurité et la justice ; l’exploitation des ressources naturelles et les droits humains ; l’extraction minière et la violence en RDC et la transition écologique et le développement durable.

Permettez-moi de partager avec vous dans ce mot de bienvenue et d’introduction quelques réflexions sur notre vision pour l’instauration d’un changement profond de paradigme pour la RDC.

Mesdames, Messieurs,

Depuis presque 30 ans, la RDC est déchirée par des guerres d’agression à répétition et des cycles de conflits ayant entrainé une crise humanitaire majeure où les morts, les femmes violées et les déplacés se comptent en millions.

Malgré divers accords de paix, de Sun City à Lusaka en passant par Addis Abeba et Nairobi, la guerre n’a jamais cessé. En effet, la République Démocratique du Congo (RDC) n’a pas été réellement pacifiée sur l’ensemble de son territoire et la violence armée se poursuit dans cinq Provinces. Nous sommes donc toujours dans un contexte de conflit armé avec souvent une dimension internationale, comme l’illustre la énième agression au Nord Kivu de la coalition du M23-Forces rwandaises de défenses (RDF), qui menace à nouveau la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale du pays, dans une indifférence choquante de la communauté internationale, alors que Bunagana est occupée depuis plus de 3 mois !

Les diverses tentatives de recherche de solutions politiques à court terme ont favorisé le partage du pouvoir entre les belligérants. C’est ainsi que la violence et la cruauté sont devenus des tremplins pour accéder au pouvoir et obtenir des promotions En outre, les processus de brassage et mixage de groupes rebelles ont contribué à l’intégration de miliciens dans les forces de sécurité et de défense congolaises, plantant ainsi les graines pour une prolongation de l’instabilité en infiltrant l’ennemi au sein des institutions censées nous protéger !

C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’échec de la MONUSCO à rétablir la paix, à protéger les civils et à stabiliser le pays, malgré des moyens humains et financiers colossaux. Si nous comprenons bien le ressenti d’une frange de la population face aux résultats peu probants des Nations Unies, force est de reconnaître que le partenariat avec les autorités congolaises n’a pas rendu leur mission aisée. Pourtant, nous invitons nos compatriotes à ne pas se tromper d’ennemi et nous pensons qu’il ne faut pas encourager un retrait non responsable et précipité de la Mission onusienne, car le vide que cela entrainera serait de nature à favoriser les ennemis de la paix.

Mesdames, Messieurs,

Le pourrissement de la situation et la tragédie humanitaire qui en découle s’expliquent en grande partie par le fait que l’on ne s’est jamais attaqué aux principales causes structurelles qui constituent les éléments moteurs des conflits qui persistent à l’Est du pays.

Il s’agit avant tout de l’exploitation et la prédation illégales des ressources minières et naturelles. En effet la guerre en RDC est principalement économique et s’apparente à une grande criminalité transnationale dont le Rwanda et l’Ouganda sont les acteurs principaux depuis 25 ans, avec la complicité de multinationales et des certains politiciens et militaires congolais cupides et corrompus.

Ensuite, il est établi que la culture de l’impunité pour les crimes les plus graves alimente la répétition des conflits et représente donc un obstacle sérieux à toute tentative de paix durable. Pourtant, la justice a été systématiquement sacrifiée par tous les accords de paix. Ainsi, nous avions réussi à mettre fin à la capacité de nuisance du M23 en 2013 mais aucune mesure de justice n’a rendu les commanditaires et les instigateurs responsables de leurs crimes, ce qui a entrainé le cycle actuel de violence provoquée par le M23 avec l’implication directe et indirecte de l’armée rwandaise.

Le temps est donc venu de briser le cycle infernal de la violence et de l’impunité pour sortir le pays du chaos organisé qui facilite le pillage des ressources dont regorgent l’Est de la RDC et pour parachever la transition entre la dictature et la démocratie et entre la guerre et la paix !

Les solutions existent : elles passeront en priorité par 1. la restauration de la sécurité ; 2. la mise en œuvre de la justice transitionnelle et l’instauration de l’état de droit ; 3. la consolidation de la démocratie par des élections libres, crédibles et apaisées en 2023 et enfin 4. la transparence du commerce des minerais stratégiques.

Il faut impérativement restaurer la sécurité et assurer l’autorité de l’Etat sur l’ensemble du territoire. Il est paradoxal que les décisions politiques du régime en place de décréter l’état de siège et de multiplier les partenariats militaires – avec l’Ouganda et le Burundi et avec la nouvelle force régionale en gestation de la Communauté des États de l’Afrique de l’Est dans le cadre du processus de Nairobi – aillent de pair avec une insécurité croissante à l’Est du pays.

Les récentes initiatives ayant conduit à des accords de coopération militaire tant bilatérale que multilatérale illustre non seulement l’échec de l’état de siège mais aussi que les autorités de la RDC poursuivent une politique d’externalisation de la sécurité nationale à des forces étrangères, entrainant une sur-militarisation très inquiétante de la région.

Nous avons alerté à diverses reprises l’opinion tant nationale que internationale sur les dangers de recourir à cette stratégie de pyromanes-pompiers car chacun le sait : la majorité des pays voisins de la RDC et membres de la Communauté des États de l’Afrique de l’Est qui vont déployer leur troupes sur le territoire congolais sont à la base de la déstabilisation, des cycles de violence et du pillage des ressources naturelles de l’Est du Congo depuis 25 ans !

Il est déjà établi dans un rapport récent publié par le Groupe d’Etudes sur le Congo avec son partenaire de recherche Ebuteli que des intérêts économiques, commerciaux et géopolitiques expliquent en grande partie l’intervention de l’armée ougandaise à l’Est du Congo. En outre, à l’instar d’autres analystes, le Groupe d’Etude sur le Congo voit dans cette opération conjointe entre la RDC et l’Ouganda un facteur d’irritation pour le Rwanda ayant déclenché une escalade des tensions rwando-congolaises. Ce contexte explique en grande partie la réapparition de la rébellion du M23, qui déstabilise à nouveau le Nord Kivu et la sous-région, provoquant une nouvelle catastrophe humanitaire dans une région déjà martyre.

Mesdames, Messieurs,

Il devient donc urgent pour les autorités congolaises de revoir la gouvernance sécuritaire et la diplomatie régionale. Nous sommes convaincus que seule une profonde réforme des FARDC pourra contribuer à la sécurisation et à la pacification de l’Est du pays.

Cette réforme devra assainir nos forces de défense et une réelle volonté politique et des moyens conséquents devront être alloués pour que le pays se dote enfin d’une armée professionnelle, opérationnelle et respectueuse du droit international humanitaire et des droits humains.

Ensuite, face à l’échec patent de toutes les tentatives de solutions politiques et sécuritaires, il faut mettre fin à la culture de l’impunité qui nourrit les cycles de violence et nous devrons donc « fouiner dans le passé ». Nous ne pouvons continuer de fermer les yeux sur les atrocités commises en RDC depuis plus d’un quart de siècle ! Toutes les échelles de responsabilité – nationale, régionale et internationale –  doivent être établies. La justice est la pièce manquante du puzzle en RDC pour briser le cercle vicieux de la violence et de l’impunité.

Il est urgent d’établir les liens entre la prévention des conflits, la justice transitionnelle, la consolidation de l’état de droit et l’instauration de la paix ! A l’instar de tous les peuples martyres, les victimes congolaises ont droit à la justice, à la vérité, à des réparations et à des garanties de non répétition des atrocités. Tel est le sens de nos efforts de plaidoyer pour la mise en œuvre des recommandations du rapport Mapping et pour l’adoption d’une stratégie nationale holistique de justice transitionnelle.

Cet impératif de rendre la justice pour les crimes du passé et du présent est non seulement une condition préalable à la réconciliation et à la coexistence pacifique en RDC et dans la région des Grands Lacs mais aussi un moyen privilégié pour consolider l’état de droit, condition indispensable pour assurer une bonne gouvernance, lutter contre la corruption endémique et créer un cadre propice aux investissements.

Enfin, alors que la Nation se rapproche de son quatrième cycle électoral de son histoire récente pour de nouvelles élections générales avec la tenue de scrutins présidentiel, législatifs, provinciaux et locaux, il est crucial de sortir des crises de légitimité à répétition à la base de cycles de violence et d’instabilité politique et sécuritaire.

Il y a péril en la demeure : chaque citoyen congolais est concerné et doit exiger une véritable alternance démocratique. Celle-ci ne sera possible que grâce à la tenue d’élections crédibles, transparentes, inclusives et pacifiques en 2023, respectant la volonté souveraine du peuple et conformément au délai constitutionnel.

Mesdames, Messieurs,

Il n’y a pas de fatalité, les solutions existent. Ce n’est qu’avec le retour de la sécurité, l’édification d’un état de droit et la consolidation d’une démocratie digne de ce nom que la RDC pourra enrayer l’économie de guerre à la base de la souffrance des communautés à l’Est du pays et mettre fin au réseau de contrebande et de trafics liés à l’extraction et au commerce illégal des minerais. Une fois installé un cadre propice à un commerce propre et responsable avec une traçabilité complète des lieux d’extraction dans les mines de l’Est du Congo jusqu’au produit fini acheté par les consommateurs dans les magasins du monde entier, les Congolais pourront à nouveau gagner une place digne dans le concert des Nations, construire un Congo « plus beau qu’avant » et avancer non seulement sur le chemin de la paix durable, mais aussi du développement endogène.

Nous tenons également à souligner que le Congo est un pays solution pour le reste du monde grâce à ses forêts primaires et à ses minerais déterminants pour la transition énergétique. Cet environnement riche dans sa diversité doit être sauvegardé pour le bien de notre pays mais aussi pour le bien de l’humanité.

Si nous gérons de manière soutenable le commerce des minerais stratégiques pour les besoins inhérents aux nouvelles technologies (tantale, tungstène et étain), le Congo pourra jeter les bases d’un partenariat gagnant-gagnant dans le cadre d’une globalisation économique responsable.

Chers compatriotes,

Il est temps que les Congolais exploitent leur capacité de sursaut et d’éveil patriotique :  nous ne pouvons plus sacrifier notre jeunesse en acceptant presque sous anesthésie l’inacceptable. Nous n’avons pas besoin d’un changement de narratif, mais bien d’un changement radical de paradigme et de gouvernance porté sur la satisfaction de l’intérêt général.

Femmes et hommes épris de paix, de liberté et de justice, mobilisons-nous pour un leadership fort et responsable pour reconstruire un Congo nouveau et contribuer à l’édification d’un monde plus égalitaire, plus sain et plus pacifique, dans l’intérêt des Congolais, de l’Afrique et de la planète.