Écrit à la première personne, La force des femmes, le dernier livre du Dr Mukwege,  retrace le combat de toute une vie en dépassant le genre autobiographique. L’auteur nous met face aux fléaux qui ravagent son pays et nous invite à repenser le monde. La force des femmes clame haut et fort que guérison et espoir sont possibles pour toutes les survivantes. Ce livre est difficilement accessible en RDC que ce soit dans la version papier ou dans la version numérique. C’est pourquoi « Debout Congolaises ! », le média en ligne de l’Observatoire de la parité et de l’égalité H/F, a choisi de vous en proposer quelques bonnes feuilles. Dans les extraits choisis, le Prix Nobel de la paix  fustige l’inaction de la communauté internationale, son manque d’effort réel pour traduire en justice les responsables des crimes commis. Il évoque évidemment « le fameux rapport Mapping » : « une fois publié, il a été rangé sur une étagère ou dans un tiroir quelque part au siège de l’ONU, où plus de dix ans plus tard ce travail colossal condamné à l’inutilité repose toujours ». Un rapport grâce auquel a été mis en évidence « le rôle des troupes rwandaises dans les atrocités commises ainsi que l’hypothèse que le massacre des réfugiés hutu sur le territoire congolais pouvait s’apparenter à un génocide ». Il regrette l’absence de volonté parmi les puissances mondiales de poursuivre le travail de ce rapport cartographique et formule quelques propositions afin de faire la vérité sur ces atrocités et de traduire les criminels en justice. Les lecteurs-trices intéressé-e-s par ces propositions pourront en prendre connaissance dans sa note de Plaidoyer pour une Stratégie Nationale Holistique de Justice Transitionnelle en RDC (ou encore dans le Résumé de cette note en cliquant ICI)

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Dans tous mes discours, chaque fois que j’accepte une récompense au nom des femmes maltraitées au Congo, je continue de plaider pour que la communauté internationale agisse. L’absence d’initiative sérieuse pour amener devant la justice les architectes de la souffrance du Congo reste incompréhensible à mes yeux.

Les génocides en ex-Yougoslavie et au Rwanda ont donné naissance à des cours internationales ad hoc qui ont permis d’inculper deux cent cinquante des pires criminels. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone établi en 2002 a enquêté sur la guerre civile qui a ravagé ce pays d’Afrique de l’Ouest dans les années 1990, et en 2012, il a jugé l’ex-président Charles Taylor coupable de crimes de guerre. Un tribunal pénal a été créé en 2003 en collaboration avec l’aide internationale pour poursuivre les dirigeants des Khmers rouges qui ont causé au Cambodge la mort de plus d’un million et demi de personnes en quatre ans au cours des années 1970.

Le nombre de morts depuis vingt ans au Congo est gigantesque. De nouveau, comme souvent, nous manquons de données précises. Avec des chiffres sans doute exagérés, l’International Rescue Committee, une ONG, a calculé que cinq millions de personnes avaient perdu la vie au Congo à cause des combats, de la maladie ou la malnutrition, le tout en raison des guerres entre 1998 et 2008. Pourtant, à part les enquêtes limitées de la CPI et quelques procès militaires au Congo, il n’y a pas eu d’effort réel pour traduire en justice les responsables de notre misère. Ce ne sont pourtant pas les preuves qui manquent.

Le Bureau du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits humains a mené une enquête détaillée sur les crimes de guerre commis entre 1993 et 2003, une période qui englobe les deux invasions du Congo par des rebelles soutenus par les armées du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi. Plus de mille deux cents témoins oculaires ont été interrogés par une équipe d’une vingtaine d’experts des droits humains. En a découlé le fameux rapport Mapping, une étude cartographiée des violations les plus graves des droits humains et du droit international sur le territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 2003. C’est un travail d’investigation d’investigation rigoureux de plus de cinq cents pages qui détaille six cent dix-sept cas de violations graves des droits humains pouvant avoir le statut de crimes contre l’humanité et possiblement de génocide. Les auteurs y cherchent souvent les mots justes pour décrire ce qu’ils appellent une « cruauté indicible ». Certains des faits racontés m’ont touché personnellement : l’attaque de mon hôpital de Lemera figure à la page 75 de ce rapport ; un massacre dans mon village d’origine de Kaziba apparaît soixante pages plus loin.

Ce rapport décrit les tueries, les viols de masse et les mutilations dans le village de Kasika, un coup monté en guise de vengeance contre une attaque de rebelles et des officiers rwandais en août 1998. L’une des femmes tuées là-bas était l’épouse enceinte du chef de la tribu. Je l’avais examinée à peine quelques semaines auparavant et je lui avais annoncé qu’elle attendait des jumeaux. Elle a été éventrée, ses enfants arrachés de son ventre. Dans la même région, au centre de la ville de Mwenga, les enquêteurs ont découvert que quinze femmes avaient été violées, forcées à défiler nues dans les rues puis enterrées vivantes. L’horreur s’écrit à chaque page de ce rapport.

La commissaire en charge de ce travail révolutionnaire était Navi Pillay, la juge sud-africaine ayant siégé au Tribunal pénal international pour le Rwanda et contribué de façon cruciale à la définition du viol comme crime de guerre. Elle compte parmi les nombreuses femmes puissantes qui m’ont inspiré. Elle est née à Durban dans une famille d’immigrés indiens et elle a grandi dans le dénuement avant de rejoindre la lutte anti-apartheid. Grâce à une détermination et à une intelligence féroces, elle est devenue la première juge non blanche de la plus haute cour de son pays. Elle est humble et intransigeante dans sa quête de vérité, elle mène son travail sans peur ni favoritisme, se faisant de nombreux ennemis puissants au passage.

Le rapport Mapping a été la première tentative de reconnaissance du chaos congolais. Quand Navi Pillay l’a présenté en 2010, elle y montrait de façon très claire le lien entre les viols de masse, les violences et les manquements judiciaires. « La culture d’impunité en RDC – qui continue de nos jours – a rendu possibles la création et l’évolution de groupes armés et l’usage de la violence pour résoudre les conflits et contrôler les ressources naturelles », a-t-elle établi. En récompense de ses efforts pour révéler une telle honte, on lui a refusé un second mandat de commissaire et elle a été clouée au pilori dans les pays hostiles à la publication du rapport, notamment le Rwanda.

Un premier jet du rapport avait fuité, et les médias s’étaient concentrés sur le rôle des troupes rwandaises dans les atrocités commises ainsi que l’hypothèse que le massacre des réfugiés hutu sur le territoire congolais pouvait s’apparenter à un génocide. Le gouvernement rwandais a « catégoriquement refusé » cette idée et déclaré qu’il s’agissait là d’une tentative de « valider la théorie du double génocide », selon laquelle un second génocide avait eu lieu contre les Hutu au Congo. Paul Kagame, le président rwandais, ancien commandant militaire, a menacé de retirer ses trois cents Casques bleus rwandais de l’ONU. Le secrétaire général Ban Ki-moon s’est hâté d’aller faire une visite dans le pays pour apaiser les relations. La version finale du rapport est très élaguée. La forme conditionnelle y surgit beaucoup de façon à laisser planer le doute.

Et une fois publié, il a été rangé sur une étagère ou dans un tiroir quelque part au siège de l’ONU, où plus de dix ans plus tard ce travail colossal condamné à l’inutilité repose toujours. Il contenait une série de recommandations : il encourageait notamment le gouvernement congolais à mettre en place un mécanisme « de vérité et de réconciliation » crédible pour permettre au pays d’affronter son passé et de guérir. Il suggérait également la création d’une cour spéciale composée de juges à la fois congolais et internationaux pour un procès contre les plus graves abus contre les droits humains. À l’époque, certains ont suggéré que le mandat du Tribunal pénal international pour le Rwanda soit étendu aux crimes commis au Congo. Aucune de ces recommandations n’a été suivie. Le président Joseph Kabila a tout fait pour les ignorer. Il faut dire qu’il avait servi dans le groupe rebelle de son père aux côtés des soldats rwandais dont les crimes étaient documentés. Les enquêteurs avaient également passé au peigne fin les premières années de son mandat. Il n’y a eu aucune volonté non plus parmi les puissances mondiales de poursuivre le travail de ce rapport cartographique. Les États-Unis et le Royaume-Uni en particulier ont continué à soutenir et à protéger le Rwanda. Depuis 1994, critiqués pour n’avoir pas réussi à prévoir et empêcher le génocide, les États-Unis versent des dizaines de millions de dollars sous forme d’aide humanitaire pour financer la reconstruction du Rwanda. Soulever à l’international la question de ce rapport et de ses recommandations reste un sujet très sensible, et même dangereux. Fin 2020, à l’occasion de son dixième anniversaire, j’ai été la cible d’une vicieuse campagne de diffamation dans les médias rwandais sous contrôle de l’État, puis d’une nouvelle vague de menaces de mort. En ce qui concerne le Congo, la communauté internationale continue de détourner le regard.

Il y a eu de nombreux rapports de l’ONU faisant état de l’exploitation des matières premières congolaises mais peu d’actions significatives, à part l’envoi de Casques bleus toujours plus nombreux pour tenter de contenir la violence. Depuis 1999, une armée de l’ONU est déployée au Congo, sa taille augmentant tandis que le conflit métastasait. Aujourd’hui, elle comprend environ seize mille membres et son coût s’élève à plus d’un milliard par an, payé par le Fonds des Nations unies, dont les États-Unis sont le premier contributeur. C’est la plus grande opération de Casques bleus de l’histoire. La police et les soldats envoyés au Congo font tout leur possible avec professionnalisme et courage. Je leur suis redevable de ma propre protection. Mais ils sont engagés dans une bataille perdue d’avance, trop peu nombreux pour avoir un impact et avec des ordres de non-engagement qui les empêchent de prendre les armes contre les groupes rebelles. Seules la justice et la responsabilisation peuvent apporter une stabilité durable au Congo. Au lieu de se contenter de financer des Casques bleus, la communauté internationale pourrait employer ses pouvoirs afin de traduire les criminels en justice. Tout compte fait, le budget annuel pour la mission de maintien de la paix est huit fois supérieur au budget de la CPI, avec ses enquêtes dans de nombreux pays. C’est un cas grave de priorités mal placées.

      La communauté internationale n’a jamais vraiment fait usage de tous les moyens de pression à sa disposition – légaux, économiques et diplomatiques – pour mettre fin au conflit du Congo. Il y a dans ce pays beaucoup de gens prêts à témoigner qui rêvent du jour où la loi sera plus forte que les armes pour asseoir son autorité. Les patientes de mon hôpital ne sont pas des victimes détruites, des vies perdues sans voix à cause des blessures infligées à leur chair. Ce sont des survivantes courageuses et puissantes bien décidées à briser le silence pour aider à protéger les autres. Mais pour ça, il faut un système légal capable de recueillir leur parole, de mettre leurs bourreaux derrière les barreaux et d’envoyer aux autres le signal que l’ère d’impunité est révolue. »

 

Le livre du Dr Denis Mukwege La force des femmes publié aux éditions Gallimard peut être acheté en version papier ou en version numérique sur plusieurs plateformes de vente en ligne :

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