Colère + algorithme = chaos

Par Jean-Louis Rouhart

On savait déjà que les algorithmes jouent un rôle déterminant dans la sélection des informations que reçoivent les utilisateurs des réseaux sociaux. Programmés pour fournir aux internautes des contenus, qui captent leur attention, ils sont utilisés pour retenir les internautes le plus longtemps possible devant les écrans et leur faire passer le maximum de messages publicitaires personnalisés. La question de savoir si ces contenus ont été vérifiés quant à leur véracité est pour ces plateformes d’un intérêt secondaire.

Depuis la parution d’un ouvrage1 en 2011 consacré aux bulles de filtres (ou bulles d’opinion), Eli Pariser nous a familiarisé avec ce concept, qui désigne à la fois le filtrage de l’information opéré par les algorithmes sur base des prédispositions des internautes et « l’état d’isolement intellectuel et culturel dans lequel l‘internaute se retrouve quand les informations qu’il recherche sur l’internet résultent d’une personnalisation mise en place à son insu ».2 Enfermé dans sa bulle, l’internaute ne disposerait plus que d’informations dites « pertinentes » c’est à dire susceptibles de l’intéresser ; il serait renvoyé sans cesse, comme dans une chambre d’écho, aux mêmes opinions et croyances colportés par les réseaux sociaux souvent sur base de rumeurs et de mensonges avérés. In fine, il perdrait la capacité d’accepter la pluralité des choses – en psychologie, on parle de « tolérance de l’ambiguïté » – et tout esprit critique.3

Dans une interview accordée à la revue Fluter4, le politologue Giulano da Empoli, auteur d’un ouvrage sur les « Ingénieurs du chaos »5, montre que les mouvements populistes se servent des mêmes méthodes de manipulation pour gagner des électeurs. Dans le but d’attiser la colère des populations qui s’estiment laissées pour compte, ils leur livreraient en permanence des informations délibérément erronées ou non fondées et présenteraient ces informations, soi-disant au nom de la libre expression, comme faisant partie d’un combat contre les idées politiquement correctes imposées par l’establishment. La diffusion de ces informations mensongères et complotistes aurait pour conséquence de créer des situations chaotiques, telles qu’on a pu les vivre en janvier 2021 au Capitole à Washington.

Face à ces dérives, le politologue préconise d’utiliser ces mêmes réseaux sociaux, mais pour propager une politique responsable et défendre les institutions démocratiques, comme l’ont fait par exemple Barak Obama ou Justin Trudeau. Il encourage en outre la Communauté européenne à réglementer plus sévèrement et à menacer de sanctions les plateformes qui diffusent des contenus porteurs de violence et de haine. Comme l’a montré Twitter en excluant le tonitruant ex-président Trump, ce mécanisme de défense peut être pratiqué par les réseaux sociaux, sans qu’ils soient nécessairement forcés de le faire. Enfin, Giulano da Empoli propose d’abolir la publicité personnalisée et la fonction « like », qui, selon lui, met les internautes sous pression.

Pour faire éclater les bulles de filtrage, dans lesquelles se retrouvent les gens partageant les mêmes opinions et lutter contre la polarisation et la radicalisation des idées dans nos sociétés, d’autres stratégies sont envisagées ou ont déjà été mises en œuvre. Ainsi, des sites spécialisés ont été crées, principalement aux états-Unis, comme allsides.com ou hifromtheotherside.com, pour faire prendre conscience de ce phénomène.6 En Allemagne, la plateforme « Discute avec moi »7 relie des personnes ayant des idées politiques différentes et qui ne craignent pas d’échanger des idées sur différents thèmes lors de tchats anonymes, protégés et non « filtrés ». Le but, on l’aura compris, est de contrer le populisme politique et ses réponses simples, d’aiguiser l’esprit de tolérance et de renforcer le discours démocratique en Allemagne et en Europe.8 Quant au journal français Le Drenche, il propose systématiquement à ses lecteurs deux tribunes d’avis opposés sur un même sujet.9 Enfin, last but not the least, il y a lieu d’évoquer la campagne actuelle de sensibilisation en vue de la généralisation de l’éducation aux média,10 qui s’avère désormais indispensable pour que les futurs citoyens – et pas seulement eux – abordent l’information avec suffisamment de recul et d’esprit critique.

  1.  Eli PARISER, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
  2.  Voir l’article « Bulle de filtres » sur Wikipedia (consulté le 28 février 2021).
  3.  Idem.
  4.  Oliver GEHRS, « Wut + Algorithmus = Chaos », in : Fluter. Magazin der Bundeszentrale für politische Bildung, n° 77 (Wahrheiten), Winter 2020-2021, pp. 20-23 ; dont le titre de cet article est la traduction.
  5.  Giuliano DA EMPOLI, Les ingénieurs du chaos, Paris, Jean-Claude Lattès 2019.
  6.  Voir à ce sujet l’article déjà cité « Bulle de filtres » sur Wikipedia.
  7.  Il s’agit du site diskutiermitmir.de, consulté le 28 février 2021).
  8.  Voir Lisa SANTOS, « Die Blase platzt », in Fluter. Magazin der Bundeszentrale für politische Bildung, n° 77 (Wahrheiten), Winter 2020-2021, pp. 24-25.
  9.  Voir le concept de ce journal sur le site https://ledrenche.ouest-france.fr/le-concept (consulté le 4 mars 2021).
  10.  Cette campagne est défendue notamment par Bernard Pörksen dans son ouvrage Die ganze Gereiztheit. Wege aus der kollektiven Erregung, München, Hanser-Verlag, 2018, pp. 116-127.