L’actrice et réalisatrice burkinabée Azata Soro au Fespaco, à Ouagadougou, le 28 février 2019. MARCO LONGARI / AFP

Une cicatrice de onze centimètres fend la joue gauche d’Azata Soro. Défigurée à vie par un tesson de bouteille et la fureur d’un homme. « J’ai du mal à me regarder dans un miroir. Ça me rappelle à chaque fois cette histoire et, dès que je souris, je sens cette chose au visage », précise-t-elle. Après plus de sept ans de silence, l’actrice burkinabée de 32 ans a finalement décidé de « tout dire » dans l’espoir que « les choses changent enfin ». Raconter les six années d’enfer qu’elle a vécues. Le « harcèlement téléphonique », les « menaces », le « chantage », puis son agression physique en 2017 sur un plateau de tournage.

« Ça a commencé en 2011 quand j’ai rencontré le réalisateur Tahirou Tasséré Ouédraogo. Il me harcelait au téléphone tard la nuit pour que je passe chez lui, en menaçant de me virer si je ne venais pas. Il me proposait même de l’argent contre des rapports sexuels, commence Azata Soro, Un jour, alors que je jouais une scène en tenue légère, il s’est jeté sur moi devant l’équipe. »

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Terrorisée, la jeune actrice ne dit rien. « On me conseillait de ne pas faire de bruit. C’est une personne très puissante dans le milieu, ça allait me retomber dessus », regrette-t-elle. Jusqu’à ce jour du 30 septembre 2017, sur le tournage de la série Le Trône où elle travaille comme deuxième assistante à la réalisation. Une histoire de « faux raccords » dégénère. « Tahirou Tasséré Ouédraogo s’est mis à crier et à m’insulter. C’était trop. J’ai démissionné lui demandant de ne plus me harceler. Il est rentré dans une colère monstre. Il m’a dit qu’il allait me tuer. Il m’a giflée, puis il a ramassé une bouteille en verre qu’il a cassée et m’a lacéré la joue avec », raconte-t-elle, les larmes aux yeux.

« La peur », « les intimidations »

Elle revoit les images de son sang couler sur le sol et s’entend encore crier d’appeler la police. « Il a répondu que personne ne pouvait rien contre lui. Il a renvoyé l’agent et a ordonné à l’équipe de ne pas m’approcher. Après quoi, ils ont nettoyé les flaques et ont continué le tournage comme si de rien n’était », précise l’actrice réalisatrice.

Sous couvert d’anonymat, une jeune comédienne témoigne à son tour de multiples cas d’attouchements sur deux tournages du producteur : « J’avais 13-14 ans. Tahirou me forçait à le masser dans sa chambre et il n’arrêtait pas de me toucher la poitrine. J’avais tellement peur de me retrouver seule avec lui. Je n’ose plus tourner avec des réalisateurs hommes maintenant par peur qu’ils abusent de moi. »

Les deux femmes sont traumatisées. « Le pire, c’est la honte, le sentiment de culpabilité. Je me disais que j’avais dû faire quelque chose de mal », confie Azata Soro, la seule à poursuivre le cinquantenaire en justice. Elle décide, malgré « la peur » et « les intimidations », de se battre. « Sa famille m’a même proposé dix millions de francs CFA [environ 15 000 euros] pour que je me taise », indique-t-elle.

Tahirou Tasséré Ouédraogo, qui est par ailleurs le frère du célèbre cinéaste burkinabé Idrissa Ouédraogo décédé le 18 février 2018, reconnaîtra les faits et sera condamné à dix-huit mois de prison avec sursis pour « coups et blessures volontaires » et au versement d’une indemnisation pour les frais de chirurgie. « Il refuse toujours de payer, il est intouchable. J’ai peur qu’il y ait d’autres victimes », s’inquiète Azata Soro, qui a quitté le Burkina Faso pour sa sécurité et des soins médicaux, a-t-on appris, en mars.

« Ce sont des enfantillages ! »

La comédienne assure avoir reçu de nouvelles menaces, depuis qu’elle s’est exprimée pour la première fois publiquement lors d’un colloque organisé par le Collectif des cinéastes non alignées, en marge de la 26e édition du Fespaco, le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou, le 27 février.

A ses côtés, plusieurs professionnelles du milieu avaient amorcé un mouvement inédit en révélant à leur tour avoir subi des violences sexuelles par des cinéastes africains. « Quand il y a eu la vague #metoo puis #balancetonporc, je n’étais pas prête à parler. Mais je me suis décidée à témoigner au Fespaco pour aider les femmes sur le continent. Il y a trop de prédateurs sexuels dans le cinéma, la peur doit changer de camp », martèle l’actrice française d’origine ivoirienne et sénégalaise Nadège Beausson-Diagne, qui a raconté avoir été harcelée et agressée lors de deux tournages en Afrique.

Un hashtag #mêmepaspeur et une pétition avaient été lancés pour demander le retrait de la série Le Trône, réalisée par Tahirou Tasséré Ouédraogo, de la compétition officielle du Fespaco, en vain. « Le comité de sélection est indépendant. Les œuvres sont retenues pour leur qualité technique et artistique », se défend le directeur du festival, Ardiouma Soma.

Humiliations

Trois mois après le lancement du mouvement #Mêmepaspeur, les langues peinent à se délier dans le 7e art burkinabé, qui reste très masculin. « On a peur de parler parce que, si tu ouvres la bouche ici, non seulement tu n’obtiendras pas justice mais, en plus, on cherchera à te rayer du métier », confie une comédienne de 32 ans, qui préfère garder l’anonymat. « C’est un cercle fermé, tout le monde se connaît. Si tu as un problème avec un réalisateur, il préviendra ses confrères. Nous sommes condamnés à nous taire si on veut réussir », s’attriste-t-elle, préférant encaisser les « réflexions sexistes » et « la drague lourde » sur les plateaux.

« Certaines sont tellement habituées qu’elles ne se rendent même pas compte que des gestes sont anormaux. Qu’on nous touche les fesses, c’est devenu une plaisanterie à la longue ? Et si tu ne ris pas, on t’accuse de ne pas être drôle ! », renchérit une jeune monteuse, privilégiant désormais les tee-shirts longs et les pantalons pour travailler. Les humiliations, ce fut aussi le lot quotidien d’une autre réalisatrice, sur le tournage de son premier long-métrage, à 28 ans. « Des hommes plus âgés me ridiculisaient devant toute l’équipe. On ne me respectait pas. Je pleurais tous les soirs », se souvient-elle. « Les femmes souffrent trop dans le métier. On leur fait croire qu’elles doivent passer au lit pour avoir un rôle. Tout le monde sait ce qu’il se passe, mais personne n’ose dénoncer », reconnaît Paul Kouliga Kabré, un technicien burkinabé qui a travaillé avec « les plus grands » en vingt-quatre ans de carrière.

Au Burkina Faso, où plus d’une femme sur trois a déjà été victime de violence domestique au cours de sa vie, le sujet des agressions sexuelles reste tabou. Le viol étant souvent perçu comme une « honte »pour la famille. « Quand tu as été agressée, on va te reprocher d’avoir porté une robe trop courte ou dragué la personne », observe une jeune femme. Selon nos informations, sur les quelque 300 plaintes déposées pour viols en 2017, très peu seraient finalement traitées et jugées à cause des délais de procédure.

Continuer le combat

« Cela reste très compliqué pour les victimes de se rendre au commissariat. Elles doivent apporter les preuves qu’il y a eu un rapport sexuel sans consentement. S’il n’y a pas eu d’agression physique, c’est leur parole contre celle de l’agresseur, ça les décourage », précise Julie Rose Ouédraogo, de l’Association des femmes juristes du Burkina Faso.

Une stigmatisation qui s’explique aussi par l’image de la « femme noire africaine » construite par l’Occident. « Elle est encore trop souvent représentée comme soumise ou hypersexualisée dans les films occidentaux. Ici, elle souffre aussi du poids de la tradition et du machisme toujours très présents. Les actrices sont généralement vues comme des filles aux mœurs légères. Changer les mentalités sera un travail de longue haleine », analyse l’anthropologue burkinabée Rosalie Edjou Kantiebo.

Depuis, un collectif « Même pas peur », initié par l’actrice française Nadège Beausson-Diagne et plusieurs autres personnalités médiatiques, a été lancé en mars et une « plate-forme en ligne d’aide aux victimes » devrait également être mise en place. Mais, sur le terrain, le travail de libération de la parole se révèle toujours plus douloureux et difficile à mener. « Pour l’instant, il n’y a pas de mouvement ici. Les filles ont trop peur de s’exprimer. Je regrette que ce soit à chaque fois d’autres personnes, les Occidentaux ou la diaspora, qui prennent la parole à notre place. C’est à nous de parler en notre nom », regrette une comédienne burkinabée.

Alors Azata Soro, également membre du collectif, veut continuer le combat : « J’espère que mon histoire encouragera les autres à témoigner, même si ça prend du temps. D’ailleurs, plusieurs femmes m’ont déjà contactée », soutient celle qui est devenue le visage du difficile #metoo africain.

REGARDEZ LA VIDEO : #metoo : « Dans le cinéma africain, les femmes aussi subissent les violences » en cliquant sur l’image ci-dessous :