Ce n’est qu’une fois qu’elle est tombée enceinte et qu’elle a eu une fille que Leslie Kern a réalisé que les villes n’avaient pas été pensées pour les femmes.

En grandissant, son expérience d’adolescente puis de jeune femme à Toronto n’avait pourtant pas été exempte de menaces – elle devait constamment faire attention à elle en choisissant certaines routes ou en évitant certains quartiers. “Mais à l’époque, je pensais aux personnes dangereuses, pas à la ville dans son ensemble”, raconte-t-elle.

Cette prise de conscience n’est arrivée qu’en 1999, alors qu’elle tentait de naviguer dans les rues de Londres avec un bébé et une poussette. “À chaque fois que j’essayais de prendre les transports en commun, c’était un combat. Et même s’il y avait des places réservées aux mères, aux personnes handicapées ou aux personnes âgées dans le bus, les usager·es du quotidien me regardaient comme une extraterrestre – surtout si j’avais l’audace de monter aux heures de pointe !” Ce n’était pas le seul problème. “Trouver un endroit où allaiter et changer un bébé est soudainement devenu primordial dans ma vie – et c’était extrêmement difficile.”

“C’est là que j’ai compris – ah – la ville est en train de me dire : ‘Tu es une jeune mère avec un bébé, tu devrais rester chez toi’.”

L’idée qu’un paysage urbain puisse être sexiste peut être difficile à concevoir – comment un trottoir pourrait-il être misogyne ? C’est une réalité que l’on peine à percevoir tant qu’on ne l’a pas vécue. Mais ces dernières décennies, la reconnaissance des discriminations que peuvent engendrer les aménagements urbains s’est développée, notamment en Europe. Vienne et Barcelone sont des pionnières en matière de conception urbaine sensible au genre et aujourd’hui, la ville de Nantes s’engage à devenir la première ville “non-sexiste” de France d’ici 2030.

Le dernier budget municipal de Nantes vient d’être dévoilé, et son objectif est de rendre les espaces publics plus sûrs et plus inclusifs. Depuis 2023, la ville teste des “budgets sensibles au genre”, en analysant comment les dépenses publiques, qu’elles aillent de l’aménagement urbain à la programmation culturelle, affectent de manière différente les hommes et les femmes.

Marjorie Graffion, qui travaille pour la ville de Nantes, explique : “Nous osons remettre en question toutes les pratiques qui perpétuent le sexisme dans notre ville – avec pour but final de les transformer.”

Alors, les villes sont-elles vraiment sexistes ? À quoi ressemblerait une ville conçue pour les femmes ? Et comment y parvenir ?

 

Photo de la chercheuse Leslie Kern avec le citation : ", les villes ont été conçues par et pour les personnes en position de pouvoir, et la plupart du temps, ce groupe était majoritairement composé d’hommes."

Voici La Preuve

Leslie Kern m’explique : “Historiquement, les villes ont été conçues par et pour les personnes en position de pouvoir, et la plupart du temps, ce groupe était majoritairement composé d’hommes.” Ce moment dans un bus londonien en 1999 l’a poussée à réfléchir à la manière dont les environnements urbains peuvent favoriser — ou, à l’inverse, entraver — différents groupes. Elle a fini par écrire un livre sur le sujet, Feminist City: Claiming Space in a Man-Made World.

“Nos villes sont le patriarcat inscrit dans la pierre, la brique, le verre et le béton”, écrivait la géographe féministe Jane Darke, qui est citée dans le livre de sa consœur Cela signifie, explique Leslie Kern, que “les besoins, les habitudes, les routines et les points de vue des personnes au pouvoir sont ceux qui sont pris en compte dans tous les processus de conception, des systèmes de transport à l’emplacement des bureaux par rapport aux logements, en passant par les priorités d’urbanisme et les budgets municipaux.”

Tout cela a des conséquences concrètes. En Jordanie, une étude a révélé que 47 % des femmes avaient refusé un poste en raison d’un manque de transports en commun adaptés et par peur d’être harcelées sexuellement. Les hommes et les femmes souffrent plus de stress lorsqu’ils ont un accès limité aux espaces verts, mais l’effet est beaucoup plus marqué chez les femmes. Les femmes ont besoin d’accéder à des toilettes plus souvent et y passent plus de temps ; pourtant, les toilettes publiques sont rarement pensées pour elles ou pour d’autres groupes vulnérables.

Tout cela signifie que l’aménagement des villes aggrave souvent les inégalités de genre. La conception des villes contribue à un sentiment d’insécurité pour les femmes, néglige leurs besoins essentiels et limite leurs possibilités sociales et économiques.

L’un des principaux moyens de remédier à cette situation est de consulter directement les habitant·es au sein de la communauté et de leur demander ce qui renforcerait leur sentiment de sûreté et leur envie d’utiliser les espaces publics. Une ville véritablement inclusive ne peut être conçue qu’en impliquant les femmes et les groupes marginalisés à chaque étape de la planification urbaine, de la conception à la mise en œuvre. L’approche participative adoptée par la ville de Nantes est donc encourageante.

Ces derniers mois, le conseil municipal a organisé des ateliers avec des personnes LGBTQIA+ afin de mieux comprendre leur ressenti, leurs besoins et leurs attentes vis-à-vis de la ville. La ville a également mené des enquêtes de terrain auprès des usager·es de trois lieux clés pour recueillir leurs expériences sous un prisme d’égalité de genre. Marjorie Graffion précise : “L’objectif n’était pas de refaire ces espaces, mais d’observer ce qui s’y passe afin d’en tirer des leçons.”

Citation sur un fond bleu foncé : No villes sont le patriarcat inscrit dans la pierre, la brique, le verre et le béton." Jane Darke - géographe féministe

Vers les villes féministes

Mais à quoi ressemble vraiment une ville féministe ? C’est une question difficile. Certains thèmes reviennent souvent, notamment ceux sur lesquels travaille Nantes : élargir les trottoirs, multiplier le mobilier urbain et l’éclairage public, et ajouter des espaces verts.

L’augmentation de la taille des trottoirs bénéficie aux piéton·nes (qui sont en majorité des femmes) en leur offrant plus d’espace – ce qui est appréciable en soi, mais essentiel lorsque l’on pousse une poussette ou que l’on utilise un fauteuil roulant. Ajouter des bancs profite aussi à tout le monde, et en particulier à celles et ceux qui doivent s’arrêter fréquemment – pour allaiter, pour se reposer en cas de fatigue ou de douleur, ou quand on porte des sacs lourds. Un éclairage public bien pensé permet aussi aux personnes vulnérables de se sentir plus en sécurité et plus visibles.

À Barcelone, une série de “superblocs” – des zones de neuf pâtés de maisons où la circulation automobile est strictement limitée – a été créée. L’absence de voitures a permis une augmentation massive des espaces verts, des aires de jeux et des lieux de sociabilisation. La conception de ces espaces repose sur des données collectées sur la manière dont les femmes se déplacent, utilisent l’espace public et ce qu’elles attendent de leur ville.

À Vienne – l’une des premières villes à réfléchir à un urbanisme féministe – les parcs ont été repensés pour mieux répondre aux besoins des femmes et des filles. L’éclairage a été amélioré, plus d’espaces de sociabilité ont été ajoutés, les allées ont été élargies, et plusieurs entrées ont été ajoutées aux aires de jeux pour éviter aux filles de se sentir piégées. Des espaces autrefois dominés par les hommes et les garçons sont aujourd’hui utilisés de manière bien plus équitable.

“Ce que ces initiatives ont en commun, c’est une volonté de réhumaniser la ville”, explique Leslie Kern. “Depuis 60 ans, la plupart des villes ont été accaparées par les voitures. L’espace dédié aux piéton·nes a reculé au profit des voitures et des espaces commerciaux.”

Ré-humanisation

Les politiques sensibles au genre attirent souvent des réactions hostiles, surtout en 2025. “Tout ce qui peut être associé à des initiatives de diversité, d’équité et l’inclusion n’est pas seulement rejeté, mais diabolisé”, constate Leslie Kern. “C’est une période difficile pour mener à bien ce genre de projets.” Alors, comment y faire face ?

Affirmer que les villes sont sexistes peut être un obstacle en soi. Il est très difficile de percevoir des problèmes qui ne nous affectent pas directement. Ainsi, bien qu’il puisse être utile de demander aux groupes privilégiés de se mettre à la place d’une personne minorisée qui se déplace dans un espace, il existe peut-être des manières plus efficaces de faire passer le message.

“Une approche plus douce pourrait être de parler de “ré-humanisation” de la ville”, suggère l’autrice. “Comment créer des espaces qui soient tout simplement meilleurs pour tout le monde ?” Probablement en posant la question directement aux premier·es concerné·es. Et cela implique d’écouter une diversité de voix.

Il ne s’agit pas ici de promouvoir une esthétique féministe ou une stratégie d’urbanisme uniques. L’enjeu est de concevoir des villes qui prennent en compte la diversité de leurs habitant·es – leurs besoins, leurs préoccupations, leurs envies. Une telle approche ne pourra que rendre les villes plus vivantes, inclusives et agréables à vivre.

Alors, on fait quoi ? Dans votre communauté : Allez au parc, allez vous balader, passez du temps avec vos ami·es dans l’espace public – investissez ces lieux pour qu’ils deviennent les espaces vivants et inclusifs dont nous avons besoin. Au travail : Discutez avec vos collègues de leur expérience du design des espaces professionnels, de l’aménagement des bureaux aux toilettes. Identifiez des pistes d’amélioration et mobilisez-vous pour les faire avancer. En politique : Faites entendre votre voix sur l’avenir de votre ville : participez aux conseils municipaux et aux réunions de quartier, répondez à des enquêtes, votez les budgets participatifs.

par Josephine Lethbridge

SOURCE : Vous pouvez lire la newsletter en ligne d’où cet article est extrait ici : https://lesglorieuses.fr/villes-sexistes

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