«Boys Don’t Cry». Vous connaissez la chanson. Mais savez-vous comment la virilité en est arrivée là?Du temps d’Homère, les guerriers les plus vaillants faisaient couler leurs larmes. Des siècles plus tard, l’heure est à l’adage de Robert Smith: boy’s don’t cry. Mais qu’est-ce, au fond, qu’un homme qui pleure?

Larmes à l’âme

Avez-vous déjà vu votre père pleurer? Si vous ne vous êtes jamais posé la question, la réponse coule de source. Pleurer n’a pas bonne presse quand on est un mec dit «vrai». On pourrait croire qu’il en a toujours été ainsi. Mais non. Autrice du captivant Le mythe de la virilité, Olivia Gazalé nous rappelle qu’il fut un temps où les hommes avaient le droit de pleurer. «Et même le devoir!», s’exclame-t-elle. Dans lIliade, à la mort de Patrocle, Achille sanglote tant et si bien que «la violence de ses pleurs fait partie intégrante de son héroïsme». Mais pas question de les associer aux lamentations des femmes.

A contrario des souffrances passives, les pleurs masculins «manifestent une énergie virile», note la philosophe. La larme est une arme! Une forme de prestige aussi, comme le sont celles des Romains qui, à l’époque, «ne s’interdisent pas une certaine expressivité, qui peut choquer aujourd’hui»,convient Sarah Rey, autrice de l’opus Les Larmes de Rome. De celles de Jules César, «qui pleure devant ses soldats juste après avoir traversé le Rubicon», à tous ces généraux anonymes qui «pleurent sur des objets plus grands qu’eux comme les destinées de Rome et les guerres, ou dans le cadre de certains cultes afin de rendre les prières plus efficaces», les larmes restent nobles. Elles s’inscrivent dans la piété, le deuil et le rapport aux dieux. L’acte de dévotion se prolonge dans la culture judéo-chrétienne, elle aussi généreuse en interludes larmoyants. Il est dit dans la Bible que le prophète Jérémie, prédicateur de la destruction de Jérusalem, «verse des torrents de larmes qui s’en vont grossir les fleuves de Babylone», rappelle Olivia Gazalé.

Moins épiques mais tout aussi remarquables sont les larmes des bourgeois qui, aux XVIIeet XVIIIe siècles, n’hésitent pas à les faire couler devant les représentations théâtrales. «Le signe d’une belle sensibilité», selon l’autrice du Mythe de la virilité. Et surtout d’un air du temps, complète Adélaïde Cron, qui de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau à Manon Lescaut de l’abbé Prévost constate une extrême valorisation de l’émotivité forte. «Les larmes élèvent et expriment les mouvements naturels de l’âme, laquelle affleurerait à la sortie du visage», observe cette doctorante en littérature du XVIIe siècle. Dans cette relation spirituelle, qui n’est pas sans évoquer les larmes de compassion versées pour le corps du Christ, ne pas pleurer est une faute morale. L’aveu intolérable d’un cœur dur –et non pur. «Loin d’être une preuve de faiblesse, les larmes sont alors beaucoup moins genrées», dixit la chercheuse.

L’adieu aux larmes

Et puis tout a changé. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les larmes se découvrent un sexe. Olivia Gazalé voit en cette évolution des mentalités l’influence de la morale stoïcienne, sagesse de la pudeur masculine suivant laquelle «les pleurs [seraient] une marque de lâcheté, de faiblesse et d’effémination» –la réaction «des femmes qui pleurent les défunts» et s’attendrissent trop aisément. Genrées, les larmes le deviennent au nom d’un drôle de couple: la raison et l’émotion. Il faut croire que tout oppose la femme «longtemps essentialisée comme un être irrationnel» à l’homme, qui a fait de «la rétention émotionnelle» le pilier de sa virilité, observe l’érudite. D’un côté se trouve l’hystérique, ses crises de larmes et ses pleurs pathologiques, de l’autre les larmes constamment refoulées des mecs. Mais si l’essor de la psychanalyse solidifie cet imaginaire, nul besoin d’en chercher la source bien loin.

 

Visage de Thérèse d’Avila en extase –ici par Le Bernin (Rome)–, une figure symbolique de l’hystérie quand elle fut conceptualisée au XIXe siècle. | Nina-no via Wikimedia

Il suffit de se replonger en enfance pour saisir que l’autorisation aux larmes est le fondement de l’autorité parentale. Les pères répètent à leurs garçons de se relever lorsqu’ils tombent, de bomber le torse, de ne pas pleurer «comme des fillettes». L’enfant perd le droit aux larmes dès l’instant où il prend conscience de ses organes génitaux. Il comprend alors qu’il n’est plus de son âge de pleurer comme «un gros bébé» et qu’il doit se comporter en grand garçon. Ce n’est pas que l’on refuse aux petits garçons de pleurer, non: «On leur apprend à ne pas pleurer», nuance Adélaïde Cron.

«L’homme qui pleure en public se condamne au ridicule.» (Olivia Gazalé, professeure de philosophie, autrice)

Avec l’âge, la rétention émotionnelle devient l’apanage du bonhomme: celui qui réprime ses émotions comme il le ferait de ses adversaires. Grandir ne libère pas l’homme de cette emprise paternaliste, loin de là. Adulte, il pleurera uniquement au cours d’événements et de cérémonies, des larmes de joie face aux matchs de foot, liquide séminal fortifiant l’unité virile, aux larmes de recueillement aux enterrements –une obligation sociale. Perdure en lui cette éducation de cour de récré: renvoyer les coups, ne pas baisser les yeux, se la jouer œil pour œil dent pour dent, se faire obéir au doigt et à l’œil. Quand à l’inverse l’homme est à terre, il n’a plus que les yeux pour pleurer. La larme porte en elle la fatalité, dans la mesure où «l’homme qui pleure en public se condamne au ridicule»,ajoute Olivia Gazalé.

Seulement voilà, dans une société qui le soumet à la surproductivité, il n’est pas rare que son corps lâche sous les effets de la fatigue, du stress et du burn out. L’homme craque alors en solo, masquant aux yeux des autres cette crise intime. Les toilettes de l’open space ont remplacé la chambre dans laquelle pleure l’Octave de la Confession d’un enfant du siècle de Musset –le lyrisme en moins. S’il chiale en cachette, c’est parce que la larme se fait aussi secrète que la masturbation.

Ainsi pour Mélanie Mâge, instigatrice du passionnant podcast Paroles d’hommes«il y a des hommes qui pleurent après l’orgasme, comme si l’homme ne pleurait que lorsqu’il relâche tout, dans le non-contrôle». La jouissance masculine contraint l’homme à un lâcher-prise total, à la fois cathartique et pathétique. Un sujet aussi tabou que l’éjaculation précoce, puisque l’homme retarde sa jouissance tout comme il retient ses larmes. «Cette expression nous renvoie à une forme de violence: quelque chose demande à sortir et on la refrène. L’idée est que les larmes qui jaillissent vous trahissent», détaille Adélaïde Cron. Si elle est persuadée que les hommes «ne sont pas tous les mêmes», Mélanie Mâge n’en a pour autant jamais vu un seul pleurer. Elle se dit qu’ils «pleurent peut-être plus facilement sur le divan des psys», lorsque leur psyché se désape.

Larmes power

«Je pense qu’il y a des hommes qui ne pleurent jamais, tout simplement parce qu’il n’ont pas du tout appris à pleurer», suppose la podcasteuse. Seulement, apprendre nécessite de trouver des modèles sur lesquels s’appuyer. Les gens de pouvoir, peut être? Car il n’est pas rare que les politiciens se laissent gouverner par leurs affects. Si au XVIIe siècle «les larmes confèrent à ceux qui ne sont pas nés dans l’aristocratie une forme de noblesse qui leur est inexistante», note Adélaïde Cron, c’est précisément l’inverse lorsque les politiques pleurent: ils s’humanisent, se placent –paradoxalement– «à hauteur d’hommes», suscitent l’empathie des anonymes. Comment oublier à ce titre les larmes de Barack Obama? En janvier 2016, le président démocrate s’émeut en plein discours face aux familles des victimes des fusillades annuelles. Empli de tristesse et de colère, son relâchement honore la mémoire des enfants défunts lors des tueries de masse tout en bouleversant l’Histoire: Achille utilisait la larme comme une arme, Obama fait couler ses larmes contre les armes. Cette  preuve d’humanité de la part de l’un des hommes les plus puissants de la planète est, selon Olivia Gazalé, «le signe d’une prometteuse réinvention de la masculinité hors des stéréotypes sexués traditionnels».