Dans la torpeur de l’été 2020, alors que le monde entier reprend peu à peu son souffle après la première vague de covid, une tribune de Valeurs Actuelles s’en prend soudainement au Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Son auteur s’interroge ingénument, en ce 3 août : le comité serait-il le « parrain » et « Cheval de Troie – involontaire – du terrorisme au Burkina Faso ? »
Pour étayer ses accusations, l’article s’appuie notamment sur des échanges qu’auraient eus des employés de l’organisation avec des membres de groupes armés terroristes, afin de pouvoir circuler dans certaines zones du pays sans encombre. L’auteur de la tribune y dénonce, « de source sûre et vérifiée », une « compromission » et affirme qu’un membre du CICR aurait « fourni des vivres aux terroristes ».
Reprise dans la presse burkinabè, notamment sur des sites d’information comme le Faso.net, et Burkinfo 24, la tribune est à l’origine d’une féroce polémique anti-Croix-Rouge dans le pays, alimentée par les réseaux sociaux. Le CICR se voit alors obligé d’adresser un droit de réponse à Valeurs Actuelles. L’organisation y rappelle que « le dialogue confidentiel demeure un sésame éprouvé pour remplir au quotidien [ses] missions. Il est l’un des principaux outils d’une doctrine opérationnelle mise en œuvre depuis des décennies ». Autrement dit : les discussions avec des groupes armés terroristes seraient une pratique assez habituelle sur le terrain, garantissant aux humanitaires la possibilité de remplir leurs missions auprès de toutes les populations.
Ce nouveau volet du projet « Story Killers », piloté par Forbidden Stories, révèle l’existence d’une main jusqu’ici invisible derrière cette attaque de l’institution humanitaire. Le coup a été fomenté au sein de l’agence d’influence Percepto, basée à Tel Aviv, très probablement à la demande du gouvernement du Burkina Faso.
Un PowerPoint mal flouté
Côté pile, Percepto se présente comme une société de relations publiques qui veut lutter contre la propagation de fake news et les théories du complot. À sa tête : Royi Burstien, ancien officier du renseignement militaire israélien. Côté face, Percepto est un acteur de la désinformation à grande échelle. Ce qu’a reconnu le patron en personne. Au cours de l’un des quatre rendez-vous (entre octobre et novembre 2022) avec des journalistes du consortium Forbidden Stories se faisant passer pour de potentiels clients, Royi Burstien a dévoilé une « étude de cas » sous forme de PowerPoint estampillée du logo de son entreprise. Le titre : « Limiter l’intervention d’une éminente ONG ». Le client y est nommé « gov. », l’abréviation anglaise de gouvernement. « Notre client avait un vrai problème avec une ONG en particulier, qui n’était vraiment pas objective. La question était de savoir comment la mettre hors-jeu », détaille Royi Burstien face à ses faux clients.
Tous les articles ont beau avoir été légèrement floutés ou caviardés, nous sommes parvenus à décrypter les quelques indices oubliés et à retracer le parcours de la polémique : d’abord l’article de Valeurs Actuelles, puis ses reprises sur Faso.net et Burkinfo 24, suivies de la publication d’une dépêche AFP. C’est bien le CICR qui est visé, sans doute à cause des prises de position de l’organisation contre les arrestations arbitraires et le mauvais traitement des prisonniers au Burkina. « Nous avions obtenu de très bonnes informations. Nous nous sommes dit que si nous les publiions dans les médias locaux, ça n’aurait pas d’écho. Alors on a travaillé avec un média français de premier plan. Et c’est devenu viral dans le pays », reprend Royi dans son pitch, sans savoir qu’il se confesse à des journalistes.
Une « erreur de la rédaction »
Mais comment cette tribune téléguidée a-t-elle pu se retrouver sur le site de Valeurs Actuelles ? Contacté par Forbidden Stories, Geoffroy Lejeune, le directeur de la rédaction du magazine, reconnaît une « erreur ». « Nous avons publié ce texte en croyant que c’était une tribune normale or il semble qu’elle promeut un intérêt (j’ignore lequel et j’ignore dans quel but !) et non pas simplement une opinion d’expert ou d’élu comme c’est le cas habituellement. (…) On s’est fait avoir. » Malgré ce mea culpa, la tribune contre le CICR reste aujourd’hui encore disponible en ligne sur le site de Valeurs Actuelles, sans aucune mise en garde.
Son auteur, Emmanuel Dupuy, affirme quant à lui ne jamais avoir entendu parler de Percepto. Il explique avoir été contacté par « Samuel Sellem, de la société StoryTling, qui officiait, à l’époque, auprès du président [burkinabé] Roch Marc Christian Kaboré, en qualité de Conseiller spécial en charge de la communication présidentielle ». Il assure n’avoir touché aucune rémunération pour cette tribune. Contactée, la société StoryTling n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
Quant aux informations transmises à Emmanuel Dupuy, certaines d’entre elles proviendraient d’écoutes téléphoniques réalisées (à dessein ?) sur certains salariés du CICR. « J’avais, en effet, entendu parler de telles écoutes qui, émanant vraisemblablement de l’appareil burkinabé, étaient donc autorisées par le pouvoir exécutif burkinabé de l’époque », confirme Emmanuel Dupuy.
Interrogée avant parution de cet article, Percepto assure n’avoir aucune information à propos de ces écoutes téléphoniques. En ce qui concerne la campagne menée contre le CICR, l’un de ses dirigeants se défend de toute intervention et assure ne « pas inventer d’histoires » ni « approcher de journaliste ».
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