Un #sparadrapgate montre comment les spécificités physiques des noir.e.s sont ignorées en France (et ailleurs aussi). La journaliste Rokhaya Diallo raconte comment elle a été harcelée sur Twitter après avoir montré à quel point les sparadraps de couleur clair étaient inadaptés aux personnes noires. Ce #sparadrapgate met en lumière les désagréments quotidiens vécus par les noir.e.s en France. Et la force du whitesplaining.
«C’est un souci permanent, de vivre dans un pays qui nous donne le sentiment qu’on n’existe pas parce que rien n’est pensé pour nous, ni les pansements, ni les coiffeurs, ni le fond de teint. On ne peut pas acheter nos produits cosmétiques dans des supermarchés».
En effet, la couleur (rose pâle ou beige) des pansements, conçue pour se confondre avec la couleur de peau des blanc.he.s est extrêmement visible sur une peau comme la mienne. En réaction, un internaute m’a indiqué que des sparadraps avec des adhésifs invisibles existaient. Je me suis permis de lui rappeler que la compresse était de couleur blanche et qu’elle restait donc largement visible sous l’adhésif transparent (alors que les blanc.he.s disposent du choix entre le blanc et le rose). Tout à coup, la foudre s’est abattue sur moi et le #sparadrapgate est né. Une campagne de haine m’a valu une incroyable avalanche de tweets racistes, sexistes, moqueurs ou menaçants. Pendant des jours, mon tweet portant sur la couleur blanche de la compresse, isolé du reste de la conversation bien-sûr, a circulé pour tourner mon observation en dérision. Dans des messages parfaitement idiots et incultes, des internautes m’ont demandé si je comptais dénoncer tout ce qui était blanc (la neige, la crème Chantilly, les protections périodiques et –pour les plus vulgaires– le sperme, les urinoirs….) et, même, si je parvenais à vivre avec mes dents blanches…
Je n’ignore pas que c’est la nécessité d’observer les émanations purulentes ou de sang d’une plaie infectée qui justifie la couleur blanche de la compresse. Je souligne juste le fait qu’on a choisi de penser à limiter la visibilité de cette compresse sur une peau blanche en créant un adhésif rose pâle, sans penser à faire la même chose sur une peau noire.
Inutile de vous dire que la quasi totalité des personnes qui se sont répandues sur ce problème n’avaient pas la même couleur de peau que moi. Il est difficile de saisir la pertinence d’un problème lorsqu’il ne nous affecte pas. Ça s’appelle un blind spot.
L’ampleur de la polémique que mon interrogation sur les sparadraps a déclenchée, l’acharnement qui s’en est suivi et le degré de violence absurde en réaction à cette question légitime, portant sur un sujet du quotidien, révèlent une absence totale d’empathie pour ce que vivent les personnes noires, et une forme de « fragilité » d’une partie de la population qui, ne vivant pas dans sa chair les conséquences du racisme, ne supporte pas qu’on l’évoque. Beaucoup des personnes blanches ont même eu le sentiment d’être personnellement attaquéespar mes propos, ces derniers ne pointant pourtant qu’un système discriminatoire, sans qu’aucun individu ne soit mis en cause ou pris à partie.
Il n’a jamais été question de «pansements racistes» (les objets n’ont pas d’idéologie…) mais d’attirer l’attention sur le fait qu’une grande partie de la population française vivait dans une société qui ignorait sa spécificité. Comment peut-on exiger de nous que nous acceptions docilement de vivre dans un monde où nos caractéristiques physiques (peau, chevelure, etc.) se transforment en obstacles quotidiens ?
En France, le CAP de coiffure ne forme pas les diplomé.e.s au soin des cheveux crépus. Ce diplôme pourtant délivré par l’Etat, censé être celui de tous.tes les Français.e.s, ne tient pas compte des besoins d’une part non négligeable de la population. Comme si cette population n’existait pas.
Cette omission se traduit de manière très concrète dans le quotidien de ces personnes. Elles sont contraintes de fréquenter des salons de coiffure concentrés dans certains quartiers (quand elles ont la chance de vivre dans de grandes villes et en particulier à Paris), de solliciter les services de coiffeurs.ses à domicile ou de se rendre dans les quelques salons haut de gamme réservés à celles et ceux qui en ont les moyens. Dans tous les cas, le choix est réduit et le coût amplifié. Lorsque pour la première fois de ma vie mes cheveux crépus ont été coiffés correctement dans un salon de coiffure confortable, j’avais 35 ans ! Il m’a fallu des années pour rencontrer Nicole Pembrook, une coiffeuse capable de me proposer une véritable coiffure, imaginée pour mes cheveux crépus. Or Nicole est une Afro-Américaine qui une fois installée à Paris n’en est pas revenue de l’état désolant des cheveux des femmes noires qu’elle croisait dans la rue.
Dans la même logique, le fait de ne pas pouvoir trouver facilement des produits cosmétiques adaptés à sa carnation ou à son type de cheveux est un casse-tête pour beaucoup d’entre nous. Certains grands groupes comme Garnier ou L’Oreal ont lancé leurs propres gammes (dont certaines proposent curieusement un même produit pour cheveux frisés et défrisés comme si les besoins étaient indifférents.). C’est une belle avancée, mais cela ne règle pas le problème du peu de choix et de l’accessibilité de ces produits qui devraient être disponibles dans n’importe quelle pharmacie ou supermarché ce qui est loin d’être le cas.
Je suis journaliste pour la télévision depuis 9 ans et j’ai toujours eu la chance d’être très bien maquillée dans les émissions pour lesquelles je travaillais. Pourtant aujourd’hui encore lorsque je suis invitée sur des plateaux de télévision où ma présence n’est pas récurrente, je dois prévoir d’apporter mon propre fond de teint car bien souvent, ma teinte n’est pas prévue. Combien de fois ai-je lu la panique dans le regard d’une maquilleuse insuffisamment équipée ? Il y a quelques années une maquilleuse gênée de constater que la chaine n’avait pas dans ses stock le maquillage adaptée pour moi m’a demandé si je comptais revenir, pour savoir s’il était opportun de commander du maquillage pour peaux noires foncées. C’était bienveillant mais aussi très révélateur d’une incapacité à considérer la prise en charge d’une peau noire comme un besoin récurrent. Du coté des coiffeurs et coiffeuses, c’est la loterie : la plupart de ces professionnel.les m’ignorent quand ils ne se cachent pas pour ne pas avoir à croiser mon regard. Celles et ceux qui osent, me proposent une hydratation, jamais un coiffage.
Du fait de mes activités professionnelles, j’ai la chance de me rendre régulièrement aux Etats-Unis et c’est là bas que j’achète des stocks de shampooing que je trouve facilement dans n’importe quel supermarché. Je me sais incroyablement privilégiée d’avoir une telle possibilité, mais l’écrasante majorité des Français.e.s noir.e.s – des millions de personnes – doivent se contenter de ce qui est disponible dans leur pays. Autrement dit pas grand chose. Pourquoi les noir.e.s de France sont ils condamnés à s’engager dans une véritable courses d’obstacles pour trouver des produits cosmétiques adéquats quand ils et elles peuvent quotidiennement constater que leurs ami.e.s blanc.he.s n’ont que l’embarras du choix ?
J’ai choisi ces quelques exemples mais j’aurais pu citer les oreillettes beiges que l’on me confie sur les plateaux de télévision lorsque j’anime une émission ou les micros casques réputés «invisibles» dont la couleur barre ostensiblement mon visage.
sous-vêtements censée se fondre à la «chair» de tout le monde et qui n’est en réalité pensée que pour le confort des personnes blanches. Myope depuis l’âge de 3 ans, j’aurais pu aussi parler des lunettes qui ne correspondent pas aux nez de la plupart des personnes noires ou d’origine asiatique dont l’arrête incurvée ne permet pas le maintien des montures… qui ne cessent de glisser !
Plusieurs twittos m’ont invitée, en termes plus ou moins délicats, à pallier ce manque. À monter mon entreprise de cosmétiques, à concevoir des pansements ou à apprendre à me coiffer. Comme si j’étais responsable d’une quelconque défaillance ! Comme si, non contente de vivre ces vexations, je devais démultiplier mes compétences pour devenir cosmétologue, pharmacienne et coiffeuse alors que je n’aspire qu’à pouvoir accéder à des services dignes de ce nom. Pourquoi ce pays qui abhorre le «communautarisme» nous confine-t-il aux solutions communautaires ?
Et au nom de quoi celles et ceux qui vivent dans le confort d’une société qui a érigé leur couleur de peau en norme s’autorisent-ils à délégitimer des préoccupations au seul motif que cela ne les concerne pas ?
Ma vie est soumise chaque jour à l’impact diffus d’une non-prise en compte de l’existence de mon corps ; et il est manifestement douloureux pour de nombreux blanc·he·s d’accorder la moindre importance aux préoccupations qui en découlent. Les «problèmes des noir·e·s» deviennent ainsi des sujets de raillerie, une manière d’invalider les spécificités de leurs corps.
L’attitude qui consiste, pour des personnes qui ne sont pas affectées par les conséquences du racisme, à expliquer à celles et ceux qui le subissent ce qui devrait être leur priorité, porte un nom : le whitesplaining. Faut-il être arrogant pour se croire plus légitime que les personnes dont la vie est empoisonnée par le racisme – et plus spécifiquement la non-prise en compte de leur existence – pour déterminer leurs priorités !
Trop souvent, ce sont les personnes non-concernées qui s’attribuent la mission d’expliquer comment le racisme, que d’autres vivent, devrait être combattu. Parler cosmétique n’est pas futile : cela traduit aussi les failles d’un système normatif qui traite les individualités, certaines en tout cas, comme des anomalies.
J’ai été harcelée parce que j’ai osé exposer à des personnes non-noires le fait que la couleur des pansements était révélatrice d’un impensé quant aux besoins des noir·e·s de France. Cette même conversation dans un cercle composé de personnes noires n’aurait jamais déclenché une telle hystérie. À mes yeux, ces réactions disproportionnées, cette impossibilité d’identification à mes problèmes de femme noire, ce refus de comprendre ce que provoque le fait de ne pas se sentir considéré·e, donnent un argument de poids à celles et ceux qui expriment le désir de se retrouver en non-mixité. La non-mixité permet aux personnes comme moi d’échanger sereinement quant à leur condition : des sujets graves mais aussi des choses qui semblent anodines aux yeux de la majorité blanche, sans risque d’être exposé·e à des ricanements condescendants ou à des commentaires dubitatifs.
Je tire tout de même une petite fierté de cette épisode. Jamais tant de personnalités publiques n’ont mobilisé un tel espace pour donner un tel écho à un tel enjeu : la couleur des sparadraps.
Les festivals et les réunions non-mixtes, à quoi ça sert?
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Contact Rokhaya Diallo at Rokhaya+1@lesindivisibles.fr.
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