La première fois que j’ai mis des talons je devais avoir 4 ou 5 ans. Je m’en souviens très bien, j’étais déjà suffisamment téméraire pour aller ramper dans le placard de ma mère et en sortir des talons d’une quinzaine de centimètres (ressenti 48). Je les avais accompagnés d’un subtil collier de perles en plastique dont les années 1990 avaient le secret et d’un délicat rouge à lèvre discrètement étalé sur le visage partout sauf sur les lèvres. Magnifique.

Aujourd’hui, j’ai fièrement repris le flambeau maternel. Une demi-douzaine de talons hauts trônent sur mes étagères. Ils sont si beaux. Une fierté familiale. Je les regarde tous les 36 du mois prenant la poussière jour après jour en me demandant si aujourd’hui ne serait pas le grand jour. Celui où je braverai la science et le bon sens pour en attraper une paire et… les porter. Comme ma mère, je les regarde – souvent – et je ne les porte… pratiquement jamais.

Du haut de mes 5 ans et de mes douze centimètres, je me dis qu’il n’y a qu’un homme pour avoir inventé des instruments de torture pareils. Mais non, c’est évidemment faux. À 5 ans je suis évidemment plus informée que cela. Je sais que ce n’est pas la faute des hommes mais bien de la société capitalo-conservatrice qui vend aux femmes les instruments de leur domination. Le but ? Qu’elles restent un objet de désir pour les dominants.

C’est pour lutter contre cette domination que Yumi Ishikawa a lancé le mouvement #KuToo il y a un an cette semaine. #KuToo prône l’émancipation des femmes en voulant lever l’injonction à porter des talons au travail. L’ancienne mannequin revenait d’une mission dans une entreprise de service funéraire. Comme le rapporte le Washington Post, son pied en sang, elle twitte « Je veux mettre fin à cette culture consistant à obliger les femmes à porter des talons hauts et des escarpins au travail. Pourquoi devons-nous travailler avec nos pieds blessés pendant que les hommes portent des chaussures plates ? » À la suite de ça, 32 000 personnes ont signé une pétition pour enjoindre le Japon à réviser ses normes sociétales conservatrices et discriminantes pour les femmes.

Cette semaine doit sûrement être celle des talons puisqu’il y a quelques jours, à Londres, une mannequin a dû enlever ses talons Louboutin pendant qu’elle défilait pour la marque Halpern. Les femmes du premier rang ainsi qu’une collègue l’ont aidée à se libérer de ses talons de torture. Pourtant, le créateur de ces mêmes chaussures déclarait dans Boomerang mardi matin : « Une femme porte ses vêtements, mais c’est le soulier qui la porte. Un soulier est comme une chose de magicien : il doit pouvoir apparaître, puis disparaître. » Pas un mot sur cette femme qui a dû enlever ses chaussures car elle ne pouvait techniquement continuer à marcher avec. Avec tout l’amour que j’ai pour les talons hauts, je me demande pourquoi on oblige les femmes à porter des chaussures qui provoquent – selon de multiples études médicales – des ongles incarnés, des blessures au tendon, aux genoux ou encore au dos ?

Parce-ce-que-c’est-beau. C’est tout ? Oui. Mais, c’est beau pour qui ? Objectivement (comprendre « selon moi »), pour tout le monde ; politiquement, pour les personnes dominantes, toujours. Mais pourquoi trouve-t-on que c’est beau ? Car notre esthétique est formée par le « regard masculin » ou le « male gaze » pour reprendre l’expression dans le texte. « Dans un monde ordonné par un déséquilibre sexuel, le plaisir de regarder a été partagé entre actif/masculin et passif/féminin. Le « regard masculin » déterminant projette son fantasme sur la forme féminine qui est désignée en conséquence. Dans leur rôle exhibitionniste traditionnel, les femmes sont simultanément regardées et exposées, leur apparence étant codée pour un fort impact visuel et érotique, de sorte qu’on peut dire qu’elles ont une connotation de “être regardé” », analyse celle qui a mis en lumière ce terme, Laure Mulvey.

Mais les talons n’ont pas toujours été un objet de male gaze. Au xviiie siècle, où l’on voit des premières traces de talons hauts, ces derniers étaient privilégiés par les cavaliers car ils leur permettaient de cramponner leurs pieds plus facilement aux étriers. Le cavalier avait alors moins de chances de tomber. Ce n’est qu’au xxe siècle, et notamment après la Seconde Guerre mondiale, que les talons hauts deviennent omniprésents dans les représentations de femmes. D’abord avec les pin-up, puis avec les magasins pour hommes type play boy et enfin lorsqu’on représente les femmes au travail.

L’esthétique des talons hauts est avant tout politique. L’injonction à porter des talons hauts est une injonction à être désirée. L’injonction des talons est une excuse pour rappeler aux femmes qu’elles existent pour être désirées par les hommes.

C’est pourquoi Yumi Ishikawa parle de « réappropriation de son vrai [elle] » quand elle raconte son combat. « Je m’étais oubliée en m’habituant à vivre dans cette société », précise-t-elle. Car à s’évertuer à se conformer aux nombreuses injonctions qui nous entourent, on en oublie qui nous sommes et ce que nous trouvons beau.

SOURCE :

  Les talons hauts d’abord, la révolution juste après par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Twitter c’est ici et sur Instagram, c’est )

Illustration de Lucie Macaroni pour Les Glorieuses