Depuis des décennies, des agences de l’ONU ou des ONG spécialisées essaient de pacifier les points chauds du globe. Elles déploient beaucoup d’énergie, du personnel qualifié, dépensent beaucoup d’argent… avec des résultats souvent décevants. Séverine Autesserre a fait partie de ce système, qu’elle appelle désormais « Paix et Cie », dont la stratégie est surtout de négocier « par le haut », avec les chefs d’Etat et les chefs de guerre, pour tenter d’obtenir un cessez-le-feu, un accord de paix. Au fil de ses missions sur le terrain, elle a découvert qu’il était souvent plus efficace de partir de la base, en écoutant puis en accompagnant les communautés locales lorsqu’elles construisent la paix, chez elles. Elle en a tiré un livre, Sur les fronts de la paix.
Interview de Séverine Autesserre par Véronique Kiesel / Le Soir 29 et 30 juillet 2023
Quels sont les ingrédients nécessaires pour que des négociations de paix fonctionnent ?
Si on veut augmenter les chances de réussite des initiatives de construction de la paix, il faut changer drastiquement notre regard. L’organisation d’élections, la mise en place d’une démocratie institutionnelle n’est, par exemple, pas toujours le ticket gagnant, du moins pas sur le court terme. Et construire la paix ne requiert pas nécessairement des millions d’euros d’aides ou des interventions internationales massives. Il y a une certitude : pour construire la paix, il faut donner du pouvoir aux citoyens ordinaires. Les exemples récents de réussite émanent tous d’initiatives venues de la base, menées par des populations locales, avec parfois le soutien d’étrangers. Et ces initiatives ont souvent utilisé des méthodes qui étaient snobées par l’élite internationale.
Des exemples ?
J’aime beaucoup celui d’Idjwi, qui est littéralement une île de paix au Congo, au milieu du lac Kivu, dans une région qui subit depuis 30 ans un des conflits les plus meurtriers depuis la Seconde Guerre mondiale. Malgré la présence d’une mission de maintien de la paix très coûteuse, des millions de personnes sont mortes dans cet est du Congo. Mais Idjwi a évité la violence de masse depuis 25 ans. Elle occupe en effet une position géostratégique clé, pile à la frontière entre le Congo et le Rwanda, régulièrement en conflit. Il y a certes encore des problèmes et des désaccords, fonciers et entre pouvoirs traditionnels. Mais à Idjwi, la paix est due à l’action concrète et quotidienne de tous les citoyens, y compris les plus pauvres, les moins puissants. Ce n’est pas l’armée ou la police, ni les intervenants externes liés à l’ONU, qui contrôlent les tensions. Ils s’appuient aussi sur des croyances locales : la plupart des familles de l’île sont liées par des pactes de sang, des promesses traditionnelles de ne jamais se faire de mal. Et une pratique locale de sorcellerie décourage ceux qui voudraient importer de la violence dans l’île : tous les Congolais des environs la redoutent.
Alors que l’est du Congo est meurtri par des conflits armés depuis 30 ans, l’île d’Idjwi située au milieu du lac Kivu fait office d’exception.AFP.
Vous expliquez que si un citoyen du Kazakhstan ne connaissant pas les États-Unis, ne parlant pas anglais, était envoyé pour pacifier la guerre des gangs à Baltimore, cela semblerait idiot. Et pourtant c’est comme ça que ça fonctionne…
L’approche standard repose sur des idées reçues fausses et dangereuses. Dont celles qui veulent que seule une intervention venue d’en haut peut mettre fin à la violence, qu’il faut donc se centrer sur les élites en s’appuyant sur les compétences de personnes étrangères aux conflits. Mon premier poste, à 23 ans, était celui d’adjointe au chef de mission de Médecins du monde au Kosovo. Je l’ai obtenu parce que je parlais bien anglais et que j’avais des diplômes prestigieux. Mais je suis arrivée au Kosovo sans connaissance des langues locales, sans quasi rien savoir des enjeux de cette région. Je me suis vite aperçue que celui qui avait les compétences nécessaires, c’était mon assistant kosovar ! Mais c’était moi l’étrangère, donc la patronne.
C’est un des héritages néfastes de la colonisation ?
Tout à fait, et il perdure encore. Cette idée selon laquelle l’étranger est l’expert qui sait mieux que les autochtones, que c’est lui qui va enseigner aux gens comment construire la paix, et qu’ils doivent être reconnaissants.
Les étrangers peuvent quand même être utiles ?
Il y a dix ans, je me disais qu’il valait mieux qu’on arrête nos interventions ! Alors que j’expliquais cela à des activistes d’Afrique subsaharienne, une jeune femme somalienne m’a dit extrêmement gentiment que j’avais vraiment tort ! Comme d’autres militants locaux, elle m’a expliqué que les étrangers peuvent aussi amener des choses positives essentielles : du financement, des idées différentes, des connexions avec les autorités nationales et internationales, et aussi un certain niveau de sécurité et de protection et un soutien moral très important.
Mais pour être efficace, cet étranger doit développer certaines qualités : il a certes ses connaissances et son expertise, mais il doit être à l’écoute des populations locales, comprendre que sa propre définition de la paix, de la démocratie, du développement n’est pas la seule valable. Il doit bien connaître les situations locales.
Quel rôle jouent les femmes dans les processus de paix ?
Le Council on Foreign Relations avait publié une étude statistique, portant sur la période 1992-2019, qui montrait que dans les processus de paix classiques, par le haut, il n’y avait que 6 % de femmes dans les médiateurs et dans les signataires des accords de paix entre les Etats. L’approche par la base permet une beaucoup plus grande implication des femmes qui forment, aux côtés des hommes, la société civile. La préface du livre a été écrite par Leymah Gbowee, une figure clé qui a reçu le Nobel de la paix pour son action au Liberia. Mais il y a aussi toutes ces femmes moins médiatisées, dont ces mères des quartiers nord de Chicago qui, ne supportant plus le niveau de violence dans leurs rues, ont décidé de s’asseoir sur des chaises pliantes aux carrefours. Comme personne ne veut tuer quelqu’un sous les yeux de sa propre mère, le nombre de fusillades dans la communauté a diminué de façon significative.
Et comment faire la paix en Ukraine ? En combinant une négociation « par le haut » mais aussi un travail « par le bas » ?
Certainement, mais ce n’est pas à moi d’en parler vu que je ne suis jamais allée en Ukraine et n’ai pas de compétences sur ce pays. Quand ce livre-ci est sorti en anglais, j’ai fait, à l’été 2021, une présentation en visio pour des militants de la paix ukrainiens. L’organisatrice m’a expliqué avoir l’impression que toutes les organisations internationales étaient désormais en Ukraine, que toutes insistaient sur la nécessité de s’appuyer sur les connaissances des populations locales, mais que seules deux sur 2.000 mettaient en application ce qu’elles prônaient… J’ai discuté début juillet avec elle et, elle et ses collègues m’ont expliqué que l’approche de Paix et Cie était toujours dominante en Ukraine, avec tous ses problèmes, et son échec.
En parallèle à un accord de paix conclu « en haut », faudra-t-il concentrer les actions menées à la base dans les zones frontalières avec la Russie, dans celles qui ont été occupées ?
Les acteurs ukrainiens de la paix m’ont expliqué qu’il allait falloir travailler dans tout le pays. Et toutes les leçons apprises dans les zones en guerre peuvent aussi s’appliquer dans des pays en paix, pour diminuer les tensions à Bruxelles, Paris ou New York. Je résume ça avec trois idées clés. Il faut d’abord aller parler et développer des relations informelles avec les gens qu’on considère comme nos « ennemis ». Cela peut être les jeunes qui chahutent en bas de la rue… Pour construire des liens avec eux, on peut utiliser nos syndicats, associations sportives, groupes religieux. La deuxième clé, c’est d’utiliser les éléments spécifiques de nos cultures locales. Et la dernière c’est que chacun, partout dans le monde, peut soutenir les organisations locales qui aident à construire la paix. Avec de l’argent, évidemment, mais aussi du temps, de l’énergie. On peut tous être une de ces personnes ordinaires qui réussissent l’extraordinaire. C’est un vrai message d’espoir.
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