« Nous allons faire notre histoire différemment. Nous ne nous laisserons pas massacrer, renvoyer, enfermer, assimiler, assister, marchander, ethnologiser, anthropologiser, exotiser, exploiter », affirment avec force les militantes de Coordination des femmes noires en 1978. Tout est dans ce texte : les violences sexistes, la brutalité raciste de l’administration française, la condescendance du p(m)aternalisme occidental, qui entravent l’expression politique des femmes noires. Pionnières dans l’organisation d’un féminisme noir sur le sol hexagonal, cette « trentaine de femmes noires de plusieurs nationalités et régions (africaines, antillaises, afro-américaines) et de milieux sociaux différents (étudiantes, travailleuses, chômeuses, femmes au foyer) » aspirent à « briser l’isolement des femmes noires où qu’elles se trouvent ».
Plus tard, durant les années 2010, le terme « afroféminisme » surgit dans le champ politico-médiatique français sous l’impulsion de blogueuses et autrices noires, comme la poétesse Kiyémis ou la réalisatrice Amandine Gay, dont les plumes trouvent un fort écho sur les réseaux sociaux. Cette formulation s’inscrit dans le contexte de l’émergence d’organisations telles que LOCs (Lesbiennes of Color) créée en 2009 ou Mwasi créée en 2014 dans un objectif explicitement énoncé d’afroféminisme.
Le besoin pour des femmes noires de dire la singularité de leurs luttes à la croisée du sexisme et du racisme s’est formulé dans la voix des jeunes générations socialisées en France, lasses d’assister à l’éclosion d’un féminisme blanc incapable de saisir les spécificités des vies des femmes noires. La démarche fait écho au black feminism né aux États-Unis dans les années 1970. Ce mouvement est l’œuvre de militantes noires découragées de ne trouver leur place ni au sein des mouvements féministes dont elles étaient plus ou moins explicitement exclues du fait du racisme, ni au sein des mouvements noirs où le sexisme sévissait, les femmes étant souvent cantonnées à des tâches subalternes ou, pire encore, considérées comme des biens sexuels à la disposition des hommes. C’est ainsi que l’on a vu naître des mouvements de black feminism ou de chicana feminism (aussi appelé xicanisma) pour les femmes d’origine latina.
Ces mouvements ont fait l’objet d’analyses théoriques avec le travail de nombreuses féministes, telle la philosophe Angela Davis qui, en 1980, dans Femmes, race et classe, décrit les antagonismes qui ont pu se manifester entre les mouvements d’émancipation des noir·es et les luttes féministes. Avec De la marge au centre. Théorie féministe, écrit en 1984, l’intellectuelle bell hooks rappelle la marginalisation des femmes les moins favorisées (notamment parce que non blanches ou pauvres) et la nécessité de recentrer le discours féministe sur les plus démunies. Elle déplore de voir les féministes les plus populaires se contenter de se référer à l’expérience des femmes blanches diplômées de classes moyennes au détriment de celles qui sont en marge, qui « font partie du tout mais en dehors du corps principal ».
En 1989, l’universitaire américaine Kimberlé Crenshaw invente la notion d’« intersectionnalité », un outil juridique qui permet de tenir compte des effets du racisme sur les discriminations vécues par les femmes noires, et les conséquences spécifiques de leurs conditions dans l’accès à l’emploi. Cette notion a été étendue pour lire les effets du sexisme conjugué à d’autres formes de domination.
Évidemment, le féminisme intersectionnel tout comme le féminisme noir préexistent à leur formulation. À toutes les époques, les femmes non blanches, LGBTQIA+ et handicapées ont proposé une réflexion intersectionnelle induite par leurs conditions spécifiques. Sojourner Truth, née en 1797 aux États-Unis sous le joug de l’esclavage, avec sa fameuse interpellation « Ain’t I a woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? ») face à une assistance de féministes blanches en 1851, en est un exemple tonitruant. Et même en France, le féminisme noir ne date pas d’aujourd’hui. Durant la première moitié du XXe siècle, nombre des revues éditées par des femmes noires sont ciblées par la censure gouvernementale. On peut citer des femmes telles que l’avocate et députée de Guadeloupe Gerty Archimède, née en 1909, qui a œuvré en faveur des droits sociaux des femmes guadeloupéennes. Les sœurs martiniquaises Jane et Paulette Nardal, précurseures du mouvement de la négritude dans les années 1920, furent aussi actives en faveur des droits des femmes tout comme la militante féministe Jane Léro, née en 1916, qui préside l’Union des femmes de Martinique et milite pour la participation des femmes aux élections et leur présence sur les listes de futur·es élu·es. Cofondatrice de la très internationaliste Coordination des femmes noires, l’écrivaine sénégalaise Awa Thiam, alors étudiante, écrit La Parole aux négresses, proposant « une vision réaliste de diverses expériences de souffrance de femmes noires » et montrant « la pertinence de leur mobilisation militante ». Il m’est impossible d’être exhaustive, mais il est important de rappeler combien la visibilité des féministes noires est essentiellement le fait de femmes établies dans les pays dits occidentaux. En effet, l’afroféminisme désigne usuellement le féminisme porté par des femmes noires se situant dans un contexte postcolonial où elles sont minoritaires. Alors que les femmes noires africaines, sud-américaines et caribéennes subissant à l’échelle globale une oppression systémique du fait de leur condition raciale et de leur citoyenneté, l’hypervisibilité du féminisme noir produit dans les pays dits occidentaux doit aussi questionner les logiques de dominations inhérentes au capitalisme mondial. Le fait que les problématiques de la majorité des femmes noires occupent un espace si mineur dans la partie la plus visible de la production intellectuelle censée rendre compte de leurs expériences constitue un important défi pour l’afroféminisme, et son nécessaire ancrage dans une solidarité internationale.
Voir prochainement les autres entrées du Dictionnaire : bell hooks ; Davis, Angela ; Féminisme blanc ; Intersectionnalité ; Nardal, Paulette ; Vagues.
SOURCE : Diallo, Rokhaya. Dictionnaire amoureux du féminisme (pp. 16-19).
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