Andrew Tate n’est pas exactement inconnu des médias mainstream. Une recherche sur Google Actualités affiche, au moment où j’écris ces lignes, environ 15 200 articles à son sujet. Cet “influenceur misogyne” autoproclamé est depuis plusieurs années considéré comme une figure de proue de la “manosphère” – une constellation de communautés en ligne, d’espaces sur les réseaux sociaux, de blogs et de forums où des hommes (le plus souvent) discutent de sujets liés aux enjeux masculins, allant de la santé et du sport au travail, aux relations amoureuses et aux droits des hommes.
Beaucoup de ces espaces sont devenus des lieux où prospèrent des discours ouvertement misogynes et antiféministes, et où les femmes – et dans une moindre mesure d’autres hommes – sont systématiquement dévalorisé·es.
Andrew Tate et son frère Tristan font actuellement l’objet d’une enquête criminelle en Roumanie pour viol et trafic d’êtres humains, et sont visé·es par des accusations similaires au Royaume-Uni. Andrew Tate fait également l’objet de poursuites civiles pour agressions physiques et sexuelles au Royaume-Uni. Les frères ont pris la direction des États-Unis peu après l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, lorsque leur interdiction de voyager a été levée.
L’influenceur est à nouveau au centre de l’attention depuis le succès de la série Adolescence sur Netflix. Ce drame en quatre épisodes suit une famille britannique dont le garçon de 13 ans est accusé du meurtre d’une jeune fille. L’influence d’Andrew Tate, de la manosphère et de la “culture incel” y joue un rôle central. La série a été vue plus de 114 millions de fois et ce chiffre continue de grimper – elle est désormais la quatrième série en anglais la plus populaire de l’histoire de Netflix. Elle a clairement touché un nerf sensible.
La série a redonné de l’élan à des appels à interdire totalement les smartphones ou les réseaux sociaux pour les enfants. Les scénaristes de la série ont réclamé une interdiction. Des enseignant·es aussi. Certains pays, comme la France et les Pays-Bas, ont déjà interdit l’utilisation des smartphones dans les écoles. L’Australie est allée plus loin, en interdisant totalement les réseaux sociaux aux moins de 16 ans.
Il est clair que quelque chose ne va pas. Un sondage récent mené auprès de 200 enseignant·es britanniques révèle que 76 % des professeur·es de collège et 60 % des enseignant·es de primaire se disent extrêmement préoccupé·es par l’influence de la misogynie en ligne. D’autres études récentes ont montré que plus les garçons parlent des misogynes en ligne dans un établissement donné, plus les discriminations envers les enseignantes et élèves féminines augmentent. L’autrice de ces deux études, Harriet Over, m’a confié avoir également recueilli des données “suggérant que l’exposition des garçons à la misogynie en ligne est associée à des symptômes de stress et de dépression chez leurs enseignantes”.
Des tendances similaires ont été observées en Australie, et vu l’intérêt pour les contenus d’Andrew Tate dans plusieurs pays à majorité musulmane, ce phénomène ne semble pas se limiter aux pays occidentaux.
Mais la solution consiste-t-elle simplement à restreindre l’accès des jeunes aux réseaux sociaux et aux smartphones, en espérant par là qu’ils et elles ne soient pas exposé·es aux idées de la manosphère ?
J’ai interrogé Marcus Maloney, professeur au Centre des cultures post-digitales de l’Université de Coventry, qui mène des recherches sur les hommes et les masculinités en ligne, pour parler de la série Adolescence, d’internet et des idées reçues sur la manosphère.
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Cette édition de La Preuve s’inscrit dans le cadre d’une collaboration avec la newsletter Les Petites Glo sur la série Adolescence. Retrouvez ce jeudi la newsletter de ma collègue Lila Paulou sur la façon dont les adolescentes réagissent à cette série, et ce qu’elles pensent de la proposition de la diffuser dans les écoles.
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Josephine Lethbridge La série Adolescence sur Netflix a suscité une montée massive des inquiétudes sur la radicalisation en ligne et la manosphère. Vous réjouissez-vous de cette prise de conscience ?
Marcus Maloney En réalité, j’ai trouvé la réaction à la série – cette concentration presque exclusive sur la radicalisation en ligne, les appels à interdire les smartphones, etc. – assez déroutante.
De mon point de vue, il est évident que les scénaristes ont pris soin de ne pas désigner de coupable ni de pointer du doigt un facteur précis pour comprendre ce qui a mal tourné chez ce garçon. La série invite très clairement le public à réfléchir de manière bien plus profonde et systémique à ces questions. Les aspects numériques sont présentés comme une petite partie de l’équation ; un système éducatif sous-financé, la socialisation au sein de la famille et le rôle du père sont aussi des thèmes centraux.
Donc je suis vraiment déçu que ce qu’on ait retenu d’un drame aussi intelligent et nuancé, ce soit surtout de nouveaux discours alarmistes sur les méfaits des réseaux sociaux et sur Andrew Tate – au lieu d’une discussion sérieuse sur les facteurs socioculturels plus larges qui créent un terreau fertile à tout ça.
Josephine Lethbridge Donc, malgré le fait que votre carrière soit consacrée à l’étude de ces espaces en ligne misogynes, vous pensez qu’on y accorde trop d’importance ?
Marcus Maloney Oui. Quand on cherche à comprendre la santé mentale des jeunes, on donne une place démesurée aux réseaux sociaux.
Dans mes recherches, j’explore en profondeur ces espaces de la manosphère, où des jeunes hommes s’expriment sans filtre. J’ai donc une assez bonne idée de ce qui les y amène. Et cela précède la misogynie à laquelle ils finissent par être exposés dans ces espaces.
En 2022, avec quelques collègues, nous avons mené une analyse approfondie du forum de conseils de la plateforme 4chan. C’est un lieu emblématique, connu depuis longtemps comme incubateur de la manosphère et de l’extrême droite. Ce que nous y avons trouvé, ce sont beaucoup de jeunes hommes perdus, brisés, qui n’avaient aucunes projections optimistes pour leur avenir, très seuls, pleins de dégoût envers eux-mêmes, sans ami·es, sans partenaires, sans perspectives.
La plupart du temps, ils n’exprimaient pas de points de vue réactionnaires ou antiféministes. Ils traversaient des difficultés et cherchaient des gens pour les aider à y voir plus clair. Ils n’en étaient pas encore à accuser les femmes ou les avancées progressistes. Ils recevaient toutes sortes de réponses, dont une partie relevait clairement d’une logique d’endoctrinement.
Nous vivons une période de bouleversements économiques, politiques, environnementaux et sociaux profonds. La plupart des êtres humains ne peuvent pas vivre dans une incertitude existentielle permanente sans tenter de s’accrocher à quelque chose – un repère stable, concret. Dans ces contextes, les gens recherchent non seulement des explications simples, mais souvent des visions du monde manichéennes, avec une idée du bien et du mal clairement définie. Même si ces visions du monde sont sinistres, elles sont des idées simples auxquelles se raccrocher. C’est attirant quand on a le sentiment de ne plus rien contrôler.
Josephine Lethbridge Alors, quel lien faites-vous entre cela et l’attrait que peuvent avoir des hommes comme Andrew Tate ?
Marcus Maloney Dans une autre étude, que j’ai menée avec des collègues de l’université Monash et de l’université de Western Sydney en Australie, nous avons analysé les contenus longs d’Andrew Tate – ceux que ses véritables fans consomment. Si on lit les articles de presse à son sujet, on a souvent l’impression qu’il ouvre d’emblée sur une misogynie frontale, que c’est ça son produit, ce qu’il vend à son public. Mais cela vient du fait que les journalistes sélectionnent les extraits les plus sensationnalistes pour écrire dessus.
Or, la rhétorique antiféministe est en réalité beaucoup plus subtilement intégrée à ses contenus. Ce qu’il propose avant tout, c’est un récit d’amélioration de soi : comment réussir financièrement, comment être attirant. Ce qu’il vend, pour l’essentiel, c’est un discours capitaliste assez banal sur la réussite personnelle, avec en prime une touche d’essentialisme biologique – les hommes sont comme ci, les femmes comme ça. Ce ne sont pas des discours extrémistes. Mais de manière plus diffuse, plus insidieuse, on y trouve bel et bien des éléments misogynes et antiféministes. Et quand le public arrive à ces éléments, il est déjà préparé à les absorber.
On a donc ici une dynamique très claire. Il y a un problème du côté de l’offre – l’expérience anxieuse et précaire des jeunes hommes – et, en face, une figure comme Andrew Tate (ou d’autres comme lui) qui dit : “Je vais t’apprendre à être quelqu’un de réussi et de séduisant”, et qui les emmène petit à petit dans une direction donnée.
Josephine Lethbridge Étant donné la manière puissante dont les plateformes amplifient la voix de figures comme Andrew Tate, une meilleure régulation des réseaux sociaux ne serait-elle pas un levier utile ?
Marcus Maloney La régulation des réseaux sociaux est clairement importante pour garantir un espace numérique sûr pour les personnes ciblées par les discours misogynes – qu’il s’agisse de filles, de femmes, de personnes trans ou de toute autre minorité visée.
Mais ce type de réponse ne peut être qu’une solution partielle, de dernier recours, face à un problème bien plus large et plus profond.
La vraie solution – et cela demandera un engagement sérieux sur le long terme – c’est la mise en place d’une véritable éducation numérique critique. En d’autres termes, il s’agit de donner aux jeunes les outils intellectuels pour comprendre le modèle économique douteux de quelqu’un comme Andrew Tate, mais aussi les mécanismes plus larges de désinformation, d’extrémisme etc. Montrer Adolescence aux élèves en classe, comme l’a suggéré le Premier ministre britannique, ne suffira clairement pas. De manière plus large, il est urgent de se pencher sur notre société fracturée.
Josephine Lethbridge Alors, quelle est la solution ?
Marcus Maloney Ce qui se passe ici, c’est qu’une poignée de personnes très visibles détournent habilement la frustration des jeunes face au système vers les femmes, le féminisme, le progressisme et les personnes migrantes – au lieu du capitalisme qui les a abandonné·es.
Donc s’il y a une solution, elle passe par le fait de faire prendre conscience aux jeunes hommes de la manière dont leur colère et leurs angoisses ont été instrumentalisées, et de leur offrir une alternative crédible.
Et cela doit commencer par du lien. Avec les jeunes, on a besoin, tout simplement, de les écouter.
D’ailleurs, c’est un thème dans Adolescence. Il y a une intrigue secondaire qui résonne avec l’histoire principale : la relation entre l’enquêteur et son fils, qui est distante, tendue. Et c’est le fils qui doit lui expliquer qu’il a complètement mal interprété la situation parce qu’il a loupé le sous-texte d’une publication Instagram.
On sent bien ici que les adultes ne prennent pas le temps d’écouter ou de comprendre les jeunes, qu’ils veulent souvent aller trop vite pour les réparer, pour corriger la situation.
Il faut qu’on prenne du du recul et qu’on apprenne à mieux connaître les jeunes qui nous entourent. Et ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Cela demande d’y aller avec sincérité et ouverture, en se mettant dans une posture d’égal·e à égal·e. Il faut une certaine humilité pour les considérer réellement comme nos égal·es sur le plan intellectuel.
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