Arrogance

Immense qualité chez les femmes et les personnes non binaires. L’Éducation nationale devrait sérieusement envisager d’enseigner son expression décomplexée auprès de ces publics dans tous les établissements scolaires.

C’est une critique à laquelle nombre d’entre nous sont exposées, et dont je suis convaincue qu’il faut la revendiquer avec fierté. Rebecca West disait à raison : « Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce que je sais, c’est que les gens me traitent de féministe chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson. »

En effet, les hommes sont dès leur plus jeune âge encouragés à occuper l’espace physique et verbal et à s’exprimer avec la conviction d’une légitimité évidente. Plusieurs études démontrent d’ailleurs que cette culture qui valorise l’expression masculine conforte la confiance des hommes, ce qui leur confère une aisance particulière dans la navigation sociale. « Quelle est la différence entre l’assurance et l’agressivité ? » interroge un dessin humoristique de l’illustratrice et caricaturiste australienne Judy Horacek. Réponse : « Votre genre » !

L’humilité est une qualité très valorisée chez les femmes. On les invite volontiers à « se faire petites », tandis que les hommes sont incités à occuper bruyamment l’espace. Mais cet espace appartient aux personnes minorées autant qu’aux autres qui, même si elles peuvent être physiquement « petites », n’ont aucune raison de raser les murs. De manière générale, les personnes qui s’expriment avec une grande assurance et sans hésitation ni doute quant à l’espace qu’elles se sentent en droit d’occuper sont celles qui sont les plus écoutées et admirées. Pourtant, cela n’a jamais été la preuve d’une quelconque compétence autre que celle de l’éloquence… Aimer la personne que l’on est, s’exprimer avec assurance ou fermeté, c’est un signe de majesté chez les hommes mais d’insupportable arrogance chez quiconque n’appartient pas au genre masculin.

L’assurance chez les femmes est en effet perçue comme une forme d’agressivité incongrue, une insolence critiquable, quand elle n’est que qualité chez un homme. La brutalité avec laquelle sont évoquées les figures féministes montre qu’il n’est pas bon, quand on est une femme, de bousculer l’ordre établi en martelant des idées qui dénotent16. « Personne n’est plus arrogant envers les femmes, plus agressif ou méprisant qu’un homme inquiet pour sa virilité », écrivait Simone de Beauvoir. Et il suffit qu’une femme exprime de la fierté ou de la conviction pour qu’on la disqualifie.

En 2018, le hashtag #ImmodestWomen s’est répandu sur les réseaux sociaux. À l’origine, l’historienne britannique Fern Riddell, annonçant son intention de revendiquer le titre de docteure, dont elle apposerait l’abréviation « Dr » à son patronyme sur Twitter. Elle protestait ainsi contre la décision du Globe and Mail, de ne plus créditer les spécialistes du titre de « Dr », à moins qu’ils ou elles ne soient médecins : « Mon titre est Dr Fern Riddell, pas Mme ou Mlle Riddell. Je l’ai parce que je suis une experte, et ma vie et ma carrière consistent à être cette experte d’autant de façons différentes que possible. J’ai travaillé dur pour gagner mon autorité et je ne la céderai à personne17. » Face à la vague de critiques relatives à son prétendu manque de modestie, Fern Riddell a créé le hashtag #ImmodestWomen (femmes immodestes) en déclarant : « Nous avons besoin de femmes immodestes puisque tant d’hommes sont incapables d’accepter l’expertise féminine. »

Savoir se remettre en question, oui. Taire ses qualités sous prétexte de posture féminine : mille fois non ! En réponse à tant de violence, la tentation est grande d’arborer un aspect plus lisse, qui siérait davantage aux femmes que nous sommes. Mais quel en serait l’objectif ? Plaire à ces messieurs qui ne se départiraient pas pour autant de leur propre arrogance ? Surtout pas. Je promeus le refus d’adopter une fausse posture d’humilité destinée à satisfaire l’ego blessé de quelques personnes en mal de reconnaissance. Nous avons le devoir de déconstruire l’idée selon laquelle il faudrait toujours faire profil bas, particulièrement lorsqu’on est une femme. Si nous sommes fières de ce que nous sommes ou de ce que nous accomplissons, nous avons toutes les raisons de nous en féliciter. Et tant qu’à le faire, autant adopter la posture la plus irrévérencieuse qui soit.

Malgré tous les messages envoyés par notre environnement, la fierté doit être de mise, particulièrement lorsque l’on appartient à un groupe minoré. Il peut sembler indu d’éprouver de la fierté pour un état dont on n’est pas responsable. Après tout, on est femme parce que l’on se sent femme, pourquoi s’en sentir fière ? Il faut comprendre la fierté comme la réparation symbolique de l’oppression et de la marginalisation. Lorsqu’on appartient à un groupe dont la valeur a été niée des siècles durant, la compensation de cette dépréciation systématique peut consister dans la proclamation décomplexée de ce qui pourrait être une source de malaise en vertu des normes sociales en vigueur. Ainsi, il n’y a aucune raison de revendiquer une fierté hétérosexuelle, puisque c’est l’orientation sexuelle qui est considérée comme la norme acceptable. En revanche, il est normal de s’affirmer fièrement lorsque ce que l’on est n’est pas considéré comme digne ou tout simplement normal, c’est le sens d’événements comme la Pride (marche des fiertés). « La femme qui n’a besoin d’aucune validation de quiconque est la personne la plus redoutée de cette planète », affirme ainsi l’autrice britannique Mohadesa Najumi. En tant que femme ou personne non masculine, proclamer son humanité la tête haute et surligner ses faits et actes sans honte est le renversement d’un ordre symbolique qui inciterait au comportement inverse.

Oui, c’est insolent de se dresser contre un système qui cherche à nous écraser, mais l’insolence, c’est très beau. Et le qualificatif d’« arrogante » ou d’« insolence » vise justement à déprécier une attitude légitime, il faut donc retourner le stigmate et l’accueillir avec fierté.

SOURCE : Diallo, Rokhaya. Dictionnaire amoureux du féminisme (pp. 38-42).