L’action directe s’est démocratisée. Elle attire de plus en plus de citoyens, qui veulent inverser le rapport de force et retrouver un collectif.
Ce samedi de janvier, deux groupes se font face. D’un côté les gendarmes, qui forment un barrage pour protéger un champ d’OGM. De l’autre, une dizaine de militants venus le faucher. Tous sont non violents ; seul le froid mord. Une activiste s’approche et s’allonge aux pieds des forces de l’ordre. Surprise, relâchement, confusion. Profitant de la brèche, des jeunes se faufilent à travers les brigadiers et atteignent les cultures. Ou plutôt le jardin, puisque cette scène est en réalité un jeu de rôle, organisé au sein d’une coquette villa de banlieue parisienne, à Chaville (Hauts-de-Seine), dans le cadre d’une formation à la désobéissance civile axée sur la lutte contre le changement climatique.
Depuis quelques mois, ces stages connaissent un engouement sans précédent. De plus en plus de citoyens ne se contentent plus de manifester ni de signer des pétitions : ils veulent s’engager plus frontalement, agir directement. Samedi 26 et dimanche 27 janvier, alors qu’est organisé un week-end de mobilisation pour le climat dans 90 villes de France (et une quinzaine à l’étranger), ils défileront bel et bien dans la rue, mais opteront également pour des modes d’action alternatifs : die-in, sit-in, chaînes humaines… La désobéissance civile sera débattue lors d’une « agora pour le climat », sorte de grand débat qui se tiendra dimanche, place de la République, à Paris.
« Réagir face aux violences policières »
« La désobéissance civile, c’est le fait de désobéir à des lois injustes pour le bien commun, c’est-à-dire l’écologie, les droits humains, ceux des animaux, ou sociaux », explique le formateur Rémi Filliau. A Chaville, ce jour-là, c’est de climat qu’il s’agit. Une quinzaine de personnes sont venues se former à l’appel du mouvement de désobéissance Extinction Rebellion France, qui se lance dans l’Hexagone sur le modèle du grand frère britannique, « XR » comme on le surnomme.
Avec l’arrivée de cette armée de militants prêts à aller en prison pour leur cause, mais aussi la contestation sociale des « gilets jaunes », les stages de désobéissance civile font le plein. « Les gens veulent savoir comment réagir face aux violences policières et au contexte de tensions. On organise désormais des stages tous les week-ends, contre une fois par mois auparavant »,constate Rémi Filliau. Le jeune homme de 35 ans appartient au collectif des Désobéissants, qui a formé près de 2 000 personnes depuis sa création en 2006 par un ancien de Greenpeace.
La formation a lieu dans une villa coquette, prêtée par la famille d’une militante de Extinction Rebellion France, qui prépare des actions dans l’Hexagone. | JULIEN DANIEL / M.Y.O.P POUR « LE MONDE »
Agir de manière non violente et à visage découvert est « essentiel », juge-t-il. Il invoque des raisons éthiques : « On ne peut pas construire un monde plus juste en utilisant des moyens injustes. » Mais aussi d’efficacité, pour recruter largement, en dehors des cercles militants traditionnels : « La violence dissuaderait beaucoup de gens de nous rejoindre. Or plus nous sommes nombreux, plus nous avons du poids et plus nous pouvons créer un rapport de force avec nos adversaires. »
Car c’est bien là la spécificité du mouvement actuel : la démocratisation de l’accès à la désobéissance civile, un concept imaginé par le philosophe, naturaliste et poète américain Henry David Thoreau au milieu du XIXe siècle. Dans la maison de Chaville, prêtée par une membre de « XR », les stagiaires ont de 18 à 75 ans, dont une majorité de jeunes et de femmes. Certains ont déjà milité, voire participé à des actions, mais tous cherchent à « aller plus loin »dans leur engagement.
« On se met physiquement en danger »
Il y a Carolina Granado Torres, 24 ans, étudiante catalane en master d’histoire et de philosophie des sciences à Paris, qui considère que les « actions individuelles, même si elles sont importantes, ne changent pas grand-chose » : « C’est une façon pour les gouvernements de ne pas agir, assure-t-elle. Nous devons changer le système capitaliste. »
Il y a aussi Valérie, 47 ans, libraire-épicière en Corrèze, qui a fait sa « première manif écolo à l’âge de trois semaines » mais a « l’impression que rien n’a avancé depuis quarante ans dans la protection de l’environnement ». Comme d’autres, elle se demande jusqu’où aller dans la désobéissance civile. « J’ai un gamin de 8 ans », justifie-t-elle. « C’est un gros engagement, qui a un coût émotionnel, économique, en temps et en responsabilité, abonde Paul (le prénom a été changé), un ingénieur de 26 ans. On se met physiquement en danger. Je dois réfléchir à quels risques je suis prêt à prendre. »
Les stagiaires doivent se positionner en fonction de leur adhésion ou non aux actions proposées, pour interroger les notions de non-violence, de légitimité ou d’efficacité. | JULIEN DANIEL / M.Y.O.P POUR « LE MONDE »
Le premier exercice apporte un début de réponse. Les stagiaires doivent se positionner en fonction de leur adhésion ou non aux actions proposées. S’allonger par terre devant l’Elysée pour symboliser les morts du changement climatique ? « Cela nécessiterait une action de masse pour que je le fasse et que je prenne le risque d’une garde à vue », affirme Véronique, une ingénieure dans la gestion de l’eau. Hélène, de l’équipe médias d’Extinction Rebellion, est plus confiante et table sur « un écho médiatique intéressant ». Taguer une pub d’EDF ? « On ne sait plus quel message on fait passer : contre la pub ou contre EDF », juge Paul.
L’humour pour « désarmer l’adversaire »
Le formateur dévoile ensuite un éventail de techniques utiles lors des actions pour ralentir l’évacuation par les forces de l’ordre : « la tortue » ou « le petit train » qui consistent à s’emmêler bras et jambes, « le poids mort » ou le fait de s’enduire de peinture. L’humour est également un outil efficace afin de « désarmer l’adversaire » et s’attirer « la sympathie de l’opinion publique », explique Rémi Filliau.
L’humour est un outil efficace afin de « désarmer l’adversaire » et s’attirer « la sympathie de l’opinion publique », explique le formateur Rémi Filliau, du collectif des Désobéissants. | JULIEN DANIEL / M.Y.O.P POUR « LE MONDE »
Au-delà de la méthodologie, c’est aussi une quête du collectif que viennent chercher les stagiaires. « Je vois la désobéissance civile comme un moyen de ne pas rester inactif ou résigné, mais aussi d’éviter de déprimer grâce à la rencontre de personnes qui ont le même engagement », témoigne Phillip Shapiro, un informaticien de 60 ans, venu d’Auray (Morbihan).
« L’élément moteur, c’est de retrouver la montée d’adrénaline, avec des actions théâtralisées et souvent spectaculaires, comme interrompre une assemblée générale d’un groupe du CAC 40. C’est plus stimulant et amusant que de faire une énième fois le trajet République-Bastille, à Paris, avec le camion de la CGT et les merguez », analyse Manuel Cervera-Marzal, postdoctorant à l’université Aix-Marseille, qui a réalisé une thèse sur la désobéissance civile.
« Une méthode qui montre des résultats »
Un engagement d’autant plus attirant qu’il est devenu accessible et non plus réservé aux militants les plus chevronnés. Depuis 2015, des ONG comme Alternatiba (avec sa branche de désobéissance civile ANV-COP21), Les Amis de la Terre ou 350.org ont développé des formations faciles à mettre en place et à reproduire, sorte de kits pour apprentis désobéissants.
De début juin à début octobre 2018, l’association a organisé son Tour Alternatiba, 5 800 km à vélo à travers la France, qui a donné lieu à 105 formations à l’action non violente, rassemblant près de 2 500 participants. Elles ont débouché sur la création d’une quarantaine de nouveaux groupes d’action locaux ANV-COP21. Et sur une mise en pratique immédiate, avec 253 actions de « nettoyage », balais et éponges à la main, menées de septembre à décembre devant les locaux de la Société généralepour protester contre son financement des énergies fossiles.
« Les gens ont désormais confiance dans une méthode qui montre des résultats », justifie Elodie Nace, la porte-parole d’Alternatiba France. Au-delà de la légendaire occupation du plateau du Larzac dans les années 1970 ou du mouvement des « faucheurs volontaires » anti-OGM, elle cite, plus récemment, la décision de la banque BNP Paribas de ne plus soutenir les énergies fossiles les plus sales, en octobre 2017, ou l’abandon du projet d’autoroute 45 entre Lyon et Saint-Etienne, en octobre 2018.
« Ce n’est pas seulement grâce à la désobéissance civile, prévient-elle, mais aussi au travail de plaidoyer pour proposer des revendications concrètes et des alternatives crédibles. » Grâce également à la mobilisation citoyenne plus classique. Manuel Cervera-Marzal résume : « C’est souvent parce qu’on participe aux marches qu’on veut ensuite aller plus loin. »
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