Élues, avocates, journalistes, défenseuses des droits humains, elles ont été victimes d’un « féminicide politique ». Assassinées pour les causes qu’elles portaient et parce qu’elles étaient des femmes. Une enquête inédite, intitulée « Femmes à abattre », s’est penchée sur près de 300 meurtres partout dans le monde.
Quand elle nous parle pour la première fois à l’été 2022, Lodya se terre depuis huit mois dans un lieu secret au bout du désert irakien. Menacée, l’activiste qui militait depuis 2015 au sein de l’ONG Al-Firdaws, en faveur des droits des femmes, a dû quitter précipitamment la cité pétrolière pour se cacher là où personne ne pourrait la trouver.
À 30 ans, la ferveur de la lutte collective a fait place à la solitude, au silence et à l’angoisse. « Chaque minute qui passe, je me demande de quoi mon destin sera fait, souffle-t-elle. Je ne me sens en sécurité nulle part… S’ils me trouvent, ils me tueront. »
Il y a deux ans, ils ont essayé. Le 17 août 2020, alors que deux amis viennent la chercher en voiture pour se rendre à un enterrement, une Toyota blanche s’approche doucement d’elle. Pistolet silencieux au poing, un homme cagoulé en sort et tire dans sa direction. Lodya « voit le film de sa vie défiler ». Pendant quelques minutes, elle a cru qu’elle « allai[t] mourir, là, sous les yeux de [s]on père, qui, alerté par les cris, est sorti de [leur] maison en hurlant ». Son ami qui est au volant est blessé au dos, Lodya aux jambes, mais elle échappe à la mort.
Lodya, qui militait depuis 2015 au sein de l’ONG Al-Firdaws, se terre depuis huit mois dans un lieu secret du désert irakien.
En Irak et ailleurs dans le monde, des centaines de militantes des droits humains n’auront pas sa chance. Cyberharcelées, menacées, agressées et mutilées, celles qui ont fait le choix de descendre dans l’arène politique sont parfois tuées. Qu’elles soient élues, avocates, dirigeantes d’institution ou d’organisation, militantes locales, les femmes sont sous le feu d’attaques croissantes. « Presque partout, l’augmentation de la représentation politique des femmes s’est accompagnée d’une hausse de la violence à leur égard », constate l’ONU. Dans sa forme la plus extrême, « des femmes ont été assassinées pour avoir exercé leurs droits politiques ».
Ces dernières années, des élues, telle l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet, des chercheuses, des journalistes ou des activistes ont employé instinctivement l’expression de « féminicide politique ». Mais ce crime n’a jamais fait l’objet d’aucune enquête journalistique dédiée. Bien sûr, qu’il soit dans le cadre intime ou non, tout féminicide est politique, mais il n’est pas forcément un assassinat politique genré. L’enjeu démocratique est de taille : au-delà du meurtre, les féminicides politiques sont de véritables bombes à fragmentation qui peuvent toucher d’autres militantes, leurs héritières, jusqu’à l’ensemble de la société.
287 meurtres dans 58 pays
Dans le cadre du projet « Femmes à abattre » (voir notre Boîte noire), dix journalistes ont analysé 287 meurtres de femmes activistes dans 58 pays et interrogé expert·es, ONG, avocat·es, survivantes, proches et familles de victimes pour comprendre cette mécanique de « silenciation » ultime.
Dans près d’un tiers de ces assassinats (82) perpétrés entre 2010 et 2022, les journalistes ont pu mettre au jour des motifs et des modes opératoires genrés. Des causes quasiment jamais cherchées par les enquêteurs, police et justice, et qui sont pourtant déterminantes pour expliquer ces meurtres. Ceux-ci ont lieu sur tous les continents. Y compris en Europe. Un cas en France a pu être documenté, celui de Vanessa Campos, femme trans et travailleuse du sexe d’origine péruvienne, tuée à 36 ans d’une balle dans le thorax dans la nuit du 16 au 17 août 2018.
La base de données de « Femmes à abattre » montre que les militantes des droits des femmes sont, de loin, la catégorie de militantes la plus ciblée par des assassinats sur la dernière décennie. Elles sont suivies par celles défendant la cause des personnes LGBTQI+, de l’environnement et de l’accès à la terre. Dans 100 % des meurtres, quand les auteurs étaient connus, les assassins étaient des hommes.
« Ils nous tuent de la même manière qu’ils tuent les activistes masculins », observe Lodya depuis sa cache, déroulant la liste de ses camarades assassiné·es par balle dans cette période de répression du mouvement social à Bassora. Elle pense à son amie Riham Yacoub, devenue symbole de la contestation féministe irakienne, tuée deux jours après sa propre tentative d’assassinat. L’activiste de 29 ans, extrêmement populaire sur les réseaux sociaux, a succombé au volant de sa voiture sous les coups de fusil d’un homme masqué.
« Seulement, les hommes n’endurent pas les mêmes menaces, ils ne reçoivent pas des insultes en lien avec le sexe », reprend-elle. Comme en atteste l’ONG Front Line Defenders, avant d’être gravement blessée, Lodya a été victime d’une « campagne de diffamation à caractère sexuel ». « Sur les réseaux sociaux, les soutiens des milices chiites disaient que j’avais des relations sexuelles avec des hommes dans les manifestations », raconte la féministe.
Partout dans le monde, la calomnie sexuelle est une « tactique utilisée pour attaquer les défenseuses des droits de la personne », constate l’ONU, dans son rapport de janvier 2019. « On discrédite leur action par des remarques et des insinuations sur leur vie et leur orientation sexuelle, leur statut matrimonial, etc. Elles sont faussement accusées de libertinage ou de prostitution. »
Autre levier stéréotypé employé : « Elles sont accusées d’être “de mauvaises mères” », ajoute l’ONG Awid à l’origine d’un mémorial en ligne dédié aux femmes activistes. « C’est en raison d’assignations de genre qui limitent le rôle des femmes à la sphère privée qu’on leur reproche leur engagement dans la sphère publique et donc qu’on leur pardonne moins qu’aux hommes d’exposer leur famille », ajoute Valentine Sébile, chercheuse-doctorante et experte de la situation des défenseuses des droits humains.
Des campagnes de diffamation
Ces campagnes de haine sexiste ont des conséquences désastreuses. « L’humiliation publique a souvent pour effet de monter les familles et les communautés contre les défenseuses des droits humains, explique ainsi l’ONU. Or, ces dernières sont le principal rempart de protection des femmes, elles sont donc plus vulnérables aux agressions. »
Ces campagnes de diffamation peuvent infuser auprès des forces de police censées recueillir les plaintes des militantes lorsqu’elles sont menacées. Interrogée, Mary Lawlor, rapporteure spéciale de l’ONU sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains, assure que « la police ne les prend pas au sérieux ». D’après elle, leurs plaintes ne sont pas « investiguées car elles sont stigmatisées, elles sont vues comme de mauvaises mères, des sorcières, des prostituées ».
Avant d’être tuées, nombre d’entre elles ont pourtant signalé clairement avoir été menacées, déposant plainte afin d’obtenir une protection adaptée. D’après les données recueillies, 57 % des victimes de féminicide politique ont signalé aux autorités avoir été menacées de mort avant d’être tuées.
Parfois, les menaces se font si prégnantes que certaines d’entre elles en sont réduites à lancer des appels à l’aide sur les réseaux sociaux. À l’image de Karina Garcia, 32 ans, première femme candidate à l’élection municipale de Suárez, à l’extrême ouest de la Colombie. Cette ville est située dans l’une des régions les plus violentes du pays, en raison de la présence de groupes paramilitaires dissidents des Farc, de trafiquants de cocaïne et d’entreprises légales et illégales d’extraction de l’or. Quelques jours avant sa mort, en septembre 2019, la représentante du Parti libéral, connue pour avoir dénoncé la corruption du maire sortant, avait pris à témoin, lors d’un conseil municipal, les policiers et les candidats qui se trouvaient là, à propos des menaces explicites qu’elle avait reçues.
« Qu’est-ce que vous allez faire ?, lançait-elle, la voix étranglée, dans un enregistrement diffusé après sa mort. Vous allez me tuer et laisser mon fils de 3 ans orphelin ? »
La militante, qui faisait campagne sous le slogan « Une femme, un espoir », avait même lancé un appel sur Facebook à ses opposants à l’élection, notamment à deux d’entre eux, qu’elle croyait reconnaître derrière les menaces à son encontre. « Derrière la candidate, pensez qu’il y a une mère, une épouse, une sœur », suppliait-elle dans cette vidéo vue 10 000 fois. Karina Garcia leur demandait d’arrêter de propager sur elle des rumeurs infondées, car elles pourraient lui être « fatales ».
Cet ultime acte de transparence n’a pas pu lui sauver la vie. Quelques jours plus tard, la carcasse de la voiture de la candidate est retrouvée dans un fossé au bord d’une route de montagne. Pendant la nuit, des assaillants ont tiré sur le véhicule pendant 20 minutes au fusil d’assaut, avant d’y jeter plusieurs grenades pour l’incendier. Les paysans qui ont retrouvé la voiture a priori vide ont passé plusieurs heures à chercher Karina aux alentours, sans la trouver. En réalité, son corps était tellement calciné qu’il n’en restait que des cendres.
« Sur-tuer », un crime de propriété
Ses assassins avaient-ils voulu la faire disparaître complètement ? S’assurer simplement qu’elle ne sorte pas vivante de l’assaut ? Impossible à dire, les commanditaires n’ont jamais été interpellés. L’« overkilling », l’acharnement dans le meurtre, est un mode opératoire répandu dans les féminicides politiques. Brûlée, massacrée au couteau, à l’épée ou au fusil, empalée, crucifiée, découpée en morceaux, défigurée à l’acide, énucléée… Selon la base de données de « Femmes à abattre », 43 % des victimes ont été « sur-tuées ».
Si la majorité d’entre elles (58 % des 82 cas recensés) ont été assassinées par balle, une part importante des assassins se sont appliqués à détruire le(s) corps de leur(s) victime(s) avant ou après la mort. « Les sœurs Mirabal – Patria, Minerva et María Teresa – ont été tuées à coups de machette, réduites en charpie », retrace l’historienne Lydie Bodiou. La spécialiste de l’histoire des femmes fait référence au féminicide politique des trois militantes dominicaines devenues le symbole de la résistance contre la dictature de Rafael Trujillo, le 25 novembre 1960. Celles-là mêmes dont le martyre est commémoré, chaque année, par la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Près de la moitié des victimes avaient pour lutte principale les droits de femmes.
« On les a violentées, brutalisées parce que c’étaient des corps de femmes qu’on voulait s’approprier, poursuit-elle. Trujillo a commis un crime politique et un féminicide face à des militantes de la liberté. » Les corps suppliciés des sœurs ont ensuite été repositionnés dans leur jeep, précipitée dans le vide.
La mise en scène d’une mort particulièrement brutale peut aussi faire figure d’avertissement à l’adresse des femmes qui voudraient reprendre le flambeau de la lutte. Au Kenya, la dépouille de la militante des droits de la terre Esther Mwikali a ainsi été retrouvée le 27 août 2019 les yeux arrachés, des bâtons insérés dans les parties intimes. Un message envoyé aux militantes du pays de plus en plus nombreuses à s’engager pour faire respecter leur droit à hériter.
Même exposition macabre pour Victoria Pineda, femme trans militante des droits LGBTQI+ au Salvador. Son corps nu a été retrouvé en position de crucifixion au milieu de la rue, en novembre 2019. Autour de son visage défiguré par les coups, ses assassins avaient placé un pneu de façon à ce qu’il forme des cornes diaboliques.
« Les assassinats de défenseuses des droits humains ont souvent pour but de semer la peur, explique Valentine Sébile, d’envoyer un signal aux autres personnes engagées et à leurs communautés. D’ailleurs, parfois on tue les personnes les plus exposées pour que l’onde de choc aille au-delà de la communauté et soit perçue comme une menace pour toute la société civile, comme un message qui dirait : “Imaginez ce que nous pouvons faire.” »
Les meurtriers d’Esther Mwikali et Victoria Pineda n’ont jamais été appréhendés. Pas plus que celui de Hande Kader, femme trans turque engagée pour les droits des personnes LGBTQI+, de Juana Quispe, élue bolivienne, d’Eman Sami Maghdid, féministe irakienne, ou encore de Nare Mphela, militante sud-africaine LGBTQI+…
Impunité : « Les femmes comptent moins »
En réalité, rares sont les féminicides politiques à atteindre le stade du procès : seuls 15 % d’entre eux, selon la base de données de « Femmes à abattre ». Moitié moins aboutissent à une condamnation. Dans l’immense de majorité des cas, il n’y a même pas d’enquête policière lancée.
« L’impunité dans les attaques contre les défenseuses des droits humains est un problème majeur », constate Mary Lawlor, la rapporteure spéciale auprès des Nations unies. À l’écouter, la cause semble perdue : « Ceux qui s’en prennent à elles sont quasi assurés de s’en sortir, car aucune enquête ne sera ouverte, ni les coupables traduits en justice. »
D’après la haute fonctionnaire, l’origine de cette impunité généralisée réside dans le fait que « les femmes comptent moins : la police, le gouvernement, les services de sécurité censés les protéger ne les prennent pas au sérieux, et parfois ce sont les hommes politiques qui appellent à la violence contre elles, comme aux Philippines par exemple ». En 2018, le président philippin Rodrigo Duterte encourageait ainsi les soldats à « tirer dans le vagin » des femmes « rebelles ».
L’affaire « Digna Ochoa contre l’État du Mexique » est particulièrement emblématique des conséquences de cette décrédibilisation des défenseuses des droits humains. L’avocate mexicaine a été retrouvée morte à son cabinet, le 19 octobre 2001. L’enquête, conduite par le procureur de Mexico, conclut au suicide deux ans plus tard. Mais la famille de la juriste qui défendait sans relâche les droits des prisonniers politiques, en dépit des menaces répétées et d’un viol, n’a jamais abandonné.
Vingt ans plus tard, le 25 novembre 2021, la Cour interaméricaine des droits humains a fini par lui donner raison et par condamner l’État mexicain pour les « graves irrégularités » commises durant l’enquête. L’instance a conclu « que les autorités ont fait usage de stéréotypes de genre au cours de la procédure ». Les enquêteurs « se sont fondés sur des éléments de la vie personnelle – elle suivait une thérapie et avait une relation de couple conflictuelle – de Mme Ochoa pour considérer qu’il s’agissait plus probablement d’un suicide que d’un meurtre. Autrement dit, Mme Ochoa a été présentée comme une femme fragile et instable émotionnellement, et donc sujette au suicide ».
Deux décennies plus tard, les tueurs de Digna, probablement des militaires ennemis politiques de militants de l’environnement qu’elle défendait, sont toujours libres. Mais la jurisprudence Ochoa est historique. « Il revient aux États d’adopter une perspective de genre et une approche intersectionnelle afin d’appréhender les différentes formes de violence que les défenseuses peuvent subir en raison de leur profession et de leur genre », précise l’arrêt.
Suicides : féminicide politique déguisé
À l’image du cas Ochoa, notre base de données contient plusieurs suicides douteux. Le protocole pour les investigations sur les féminicides émis par l’ONU recommande d’ailleurs de s’y intéresser. Le suicide est « un moyen courant pour les auteurs de violences de dissimuler un meurtre » et « peut être utilisé par les responsables des enquêtes criminelles pour justifier le classement de l’affaire ».
« Nous ne sommes pas égaux devant la loi. Si vous êtes pauvres, ils vous tuent et font passer cela pour un suicide », déplorait le mari de l’activiste mapuche Macarena Valdés, au Chili. Retrouvée pendue chez elle par son fils de 11 ans, en 2016, celle qui se battait contre l’érection d’un barrage par le géant autrichien de l’énergie RP Global avait reçu des menaces de mort. La famille réfute la thèse du suicide, mais l’enquête est au point mort. Pour la doctorante Valentine Sébile, ces affaires illustrent la manière dont « certains gouvernements essaient de couvrir ces crimes en évacuant la dimension politique et sociale de l’engagement de ces femmes, faisant appel à une image stéréotypée, plus vulnérable, dépressive. Ces arguments sont souvent un moyen de ne pas reconnaître la responsabilité de l’État dans la protection des femmes défenseuses des droits humains ».
La frontière entre assassinat et suicide est parfois ténue. La notion de « suicide forcé » a ainsi fait son apparition dans le Code pénal français en juillet 2020. Les multiples pressions, agressions physiques et sexuelles endurées par certaines femmes activistes peuvent aussi les conduire à mettre fin à leurs jours. La mort de la militante égyptienne LGBTQI+ Sarah Hegazi, qui s’est suicidée en juin 2020 après avoir été torturée pendant trois mois pour avoir brandi un drapeau arc-en-ciel, est emblématique de ce qu’on appelle aussi des « meurtres indirects ».
« L’expérience a été difficile et je suis trop faible pour y résister », expliquait-elle dans sa lettre d’adieu. « Au cas où quelqu’un aurait un doute, c’est le gouvernement égyptien qui l’a tuée », tranchait la directrice Moyen-Orient de l’ONG Human Rights Watch Sarah Leah Whitson.
Il existe de nombreuses façons de se débarrasser des défenseuses des droits humains, nous explique Cynthia Rothschild, de la Coalition internationale des femmes défenseuses des droits humains (WHRD-IC) : « Le fait de créer les conditions qui conduisent à la mort constitue un meurtre indirect. Les meurtres indirects doivent entrer dans le décompte des assassinats pour que leurs responsables rendent des comptes. »
Au Pakistan, la journaliste Shaheena Shaheen tuée par son mari
La frontière avec le féminicide intime peut être tout aussi ténue. Dans notre base de données, 5 % des féminicides politiques sont commis par des conjoints et 2,5 % par d’autres membres de la famille. Ce phénomène « largement sous-estimé » a été constaté par la chercheuse Carolina Mosquera, de l’ONG féministe colombienne Sisma Mujer. « C’est un risque auquel les défenseuses sont confrontées, nous dit-elle. Si elles occupent un rôle dans l’espace public et que leurs époux n’aiment pas ça, ils les attaquent, ils les tuent. Ces féminicides sont donc liés à leur militantisme. »
Au Pakistan, l’activiste féministe et journaliste Shaheena Shaheen a été tuée le 5 septembre 2020 par son mari. Après lui avoir tiré deux balles dans la tête, il a abandonné son corps en face d’un hôpital avant de s’enfuir. Après son mariage, la jeune femme de 29 ans avait quitté la vie publique, mais elle voulait revenir « vivre sa vie selon ses propres règles et cela dérangeait son mari dans son ego misogyne », nous a raconté son ami, Abdullah Abbas, activiste de Human Rights Council au Baloutchistan, sa région d’origine. Pour lui, pas de doute : c’est « un crime d’honneur perpétré dans un cadre de violences conjugales ».
30% des victimes avaient moins de 30 ans au moment de leur assassinat et 41% avaient entre 30 et 70 ans.
En dépit de la mobilisation internationale, jusqu’à la directrice générale de l’Unesco, l’enquête n’avance pas. Elle est « gelée », nous confie tristement sa sœur Masooma Shaheen, qui poursuit le combat #JusticeForShaheena sur les réseaux sociaux. « Son mari désapprouvait le fait qu’elle soit une figure publique par son travail », insiste Michelle Foley, de l’ONG Front Line Defenders. Mais il n’a pas été mis en cause. « À cause de puissantes connexions familiales, il est intouchable. »
Ce crime de propriété fait écho, au Pakistan toujours, à celui d’Alesha, militante de Trans Action Alliance, tuée par son partenaire en 2016 ; mais aussi à celui d’Arooj Iqbal, tuée par son mari en 2019. « Il voulait qu’elle abandonne l’idée de lancer son propre journal », a raconté son frère Yasir Iqbal à Reporters sans frontières, en ajoutant qu’elle avait récemment déposé plainte contre lui pour menaces de mort.
Dépolitiser l’assassinat de la militante
Dans le cadre des féminicides politiques, ce maquillage en féminicide intime ou en suicide n’a pas pour seul objet d’éviter les poursuites judiciaires. L’autre objectif est bien de « dépolitiser » l’assassinat de la militante en le renvoyant à la sphère personnelle.
Après la tentative d’assassinat de la militante irakienne Lodya Albarty, ses détracteurs ont affirmé sur les réseaux sociaux qu’elle couchait avec l’ami qui conduisait la voiture et que c’était son père qui avait tenté de les tuer tous les deux. Au Kenya, le meurtre de Caroline Mwatha, militante contre les violences policières, aurait été maquillé en décès à la suite d’un avortement clandestin qui aurait mal tourné. La police affirmait qu’elle était enceinte de cinq mois « de son amant », une version contestée par ses proches.
Dans ces campagnes de calomnies post mortem, l’idée est aussi de salir l’image de la militante pour éviter qu’elle devienne une martyre de sa cause. Au Brésil, l’assassinat de la conseillère municipale de Rio Marielle Franco, le 14 mars 2018, a donné lieu à une salve de commentaires destinée à souiller l’image de celle qui s’est notamment distinguée dans sa lutte contre les violences policières. « Après son assassinat politique, témoigne Monica Benicio, sa compagne, qui répond à nos questions depuis Rio, les discours de haine contre tout ce qu’elle représentait – une femme noire, en couple avec une femme, issue des favelas – se sont multipliés et sont devenus plus explicites. »
« Le criminel parie sur un certain impact, mais on ne peut jamais connaître l’incidence de l’acte, si ça va renforcer la lutte ou pas, analyse la docteure en droit Catherine Le Magueresse, spécialiste des violences faites aux femmes. L’effet boomerang est difficile à mesurer. »
Au Brésil et dans le mouvement féministe international, Marielle Franco est devenue une icône et l’emblème de la lutte contre le président Bolsonaro. Tous et toutes s’accordent à dire que plutôt que de la silencier, son assassinat a rendu sa cause et son identité de femme noire bisexuelle revendiquée plus populaires encore et inspirants pour la nouvelle génération de militantes brésiliennes et pour celles que l’on appelle les « graines » de Marielle au Brésil.
« Lute como Marielle Franco » (« Bats-toi comme Marielle Franco ») est devenu un cri de ralliement. « Même si, à la suite de son assassinat, les insultes envers elle, moi et toutes les femmes activistes se sont accentuées, ça nous a aussi rendues plus fortes, plus puissantes, souligne l’activiste Monica Benicio. Marielle disait qu’on ne la ferait pas taire et c’est exactement ça, on ne laissera personne nous silencier. »
Depuis la mort de sa conjointe, Monica Benicio vit sous protection policière, à cause de nombreuses menaces. Cela ne l’a pas empêchée d’être élue en 2020 au conseil municipal de Rio. Le but : continuer à porter le combat contre le racisme, les LGBTphobies, pour les droits des femmes afro-brésiliennes et des habitant·es des favelas, afin de garder vivant « l’héritage de Marielle ».
Ils ne les feront pas taire
D’un bout à l’autre du monde, les « graines » essaiment à la suite de féminicides politiques, comme en Bolivie où, quelques semaines après l’assassinat de la conseillère municipale Juana Quispe en 2012, face à la pression populaire, la loi pour laquelle elle s’était battue contre le harcèlement et la violence politique envers les femmes a été adoptée.
Aux Philippines, c’est le féminicide de Zara Alvarez, tuée par balles en 2020, qui a marqué le pays. Elle était la cible « d’un véritable harcèlement militaire, policier et judiciaire à cause de son travail inlassable et dévoué en faveur des droits des personnes », nous dit Cristina Palabay, directrice de l’ONG de protection des droits humains Karapatan. Cette association a déposé une requête auprès de la Cour suprême pour que toutes les défenseuses et défenseurs des droits humains menacé·es puissent recevoir la protection dont Zara n’avait jamais pu bénéficier.
Mais pour quelques-unes dont les voix ont été amplifiées après leur mort, combien de combattantes sont mortes en silence ? « Elles sont beaucoup trop nombreuses à être tuées avant même d’avoir atteint la partie visible de la sphère publique », estime la professeure américaine Marie E. Berry, qui a travaillé sur les mobilisations de femmes au Rwanda et en Bosnie après la guerre.
Les données récoltées dans le cadre du projet « Femmes à abattre » ne sont donc que la pointe émergée de l’iceberg. L’arbre qui cache une forêt de centaines, voire de milliers d’activistes assassinées, dont les meurtres n’ont pas été relayés par la presse ou les ONG, ou qui ont simplement « disparu » dans les geôles mexicaines, iraniennes, chinoises ou russes, et dont nous n’avons pu déterminer le sort. Enfin, il y a celles qui ont survécu mais qui ont baissé les armes. La femme est toujours vivante, mais la militante a bien été réduite au silence.
En février 2022, Lodya Albarty a quitté sa cache secrète, où le confort rudimentaire et la solitude lui pesaient, sans pouvoir rentrer chez elle. La féministe de Bassora vit toujours à des centaines de kilomètres de sa ville. « Mon rêve a été stoppé », dit-elle. Elle l’a subi dans sa chair. Mais les balles ne sont pas parvenues à éteindre la flamme de Lodya. « J’aimerais pouvoir me battre à nouveau pour nos droits. Faire réentendre ma voix. »
Sophie Boutboul, Rouguyata Sall, Leïla Miñano, Hélène Molinari et Ilioné Schultz (Youpress). Daham Alasaad, Cécile Andrzejewski, Delphine Bauer, David Breger et Anne-Laure Pineau ont également contribué à cette enquête.
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