Lorsqu’on évoque une grève, on visualise peut-être plus spontanément un docker qu’une mère de famille. On a tort ! Les femmes font grève, partout, depuis longtemps. Là où on les attend, là où on les relègue – au foyer en particulier –, mais aussi là où on les attend moins, au travail et dans l’espace public.
Grèves de l’amour, de Lysistrata à Janelle Monáe
Le plus ancien exemple de femmes faisant la « grève du sexe » est celui de la Grecque Lysistrata dans la pièce de théâtre antique d’Aristophane, écrite en 411 avant notre ère. Dans cette comédie antimilitariste décapante, les femmes, menées par Lysistrata, répondent au mot d’ordre de leur rusée cheffe : « Pour arrêter la guerre, refusez-vous à vos maris. » Les rebelles parviennent même à s’emparer de l’Acropole – ce que, dans la mythologie grecque, les Amazones ont échoué à faire. On en reste rêveuses : à quoi aurait ressemblé la démocratie si elle avait été enfantée par des femmes ?
Le sujet des Athéniennes participant de force à la vie de la cité a tant inspiré Aristophane que, plus tard, en 392, il écrit L’Assemblée des femmes, une pièce dans laquelle ses héroïnes, arrivées au pouvoir, font exactement l’inverse des hommes. Quelques années seulement sépareraient la grève de la prise de pouvoir ? C’est de l’ordre de la fiction. À l’inverse de certaines grèves du sexe qui restent, elles, dans l’histoire.
On retiendra la victoire obtenue par la Libérienne Leymah Gbowee (nos lectrices ayant conservé leurs archives peuvent retrouver son interview dans notre n° 172 !). Début 2000, cette activiste, qui milite pour la fin de la guerre civile, organise des manifestations de femmes réclamant que leur parole soit enfin écoutée dans le chaotique processus de paix. En 2002, niée par les politiques et les chefs de guerre, Leymah Gbowee incite ses concitoyennes à faire la grève du sexe. Sa stratégie globale paye ; elle rejoint la table des négociations – et, deux ans plus tard, en 2011, partagera le prix Nobel de la paix avec la nouvelle présidente, Ellen Johnson Sirleaf.
En Colombie, des femmes ont également réussi leur grève du sexe. En 2012, les habitantes du village isolé Santa María del Puerto de Toledo de las Barbacoas voulaient sortir les hommes de leur passivité et les pousser à remettre en état l’unique route, abandonnée. Trois mois de « jambes croisées », et les pelleteuses ont pointé le bout de leur nez.
Lorsqu’en mai 2017, la chanteuse américaine Janelle Monáe invite les femmes, dans une interview à Marie-Claire, à arrêter de faire l’amour avec les hommes « tant qu’ils ne se battent pas pour les droits des femmes », elle s’inscrit dans cette lignée de résistantes par le sexe.
Là où ça fait mal
Le portefeuille est un autre endroit douloureux pour les hommes puissants. C’est ce qu’avait bien compris la féministe française Hubertine Auclert, militante du vote des femmes, lorsqu’en 1880, elle entame une grève de l’impôt. Sa logique : les femmes n’ont pas le droit de voter, elles ne devraient donc pas être obligées de contribuer au pot commun. Si sa grève individuelle s’est soldée par une visite musclée des huissiers à son domicile, Hubertine Auclert n’est pas restée seule. En 1909, au Royaume-Uni, les suffragettes créent une Ligue féminine de résistance aux taxes. Leur raisonnement, proche de celui d’Hubertine Auclert : puisqu’elles n’ont pas accès au droit de vote, tout impôt qui leur est réclamé par l’État est tout bonnement anticonstitutionnel !
Travailleuses en grève
Les femmes mènent aussi des grèves en tant que travailleuses. Plusieurs mouvements de femmes exploitées en révolte ont ouvert la voie. Les Bretonnes « Penn Sardin » (« tête de sardine », surnom de leur coiffe), ouvrières du port de Douarnenez, travaillaient dans des conditions inhumaines (axelle n° 209). Elles commencent une grève le 20 novembre 1924 dans l’une des conserveries de poisson. Leur combat devient un enjeu national. Au bout de six semaines de violences patronales et policières insensées, leurs revendications aboutissent.
On pense également aux « femmes-machines », ces ouvrières en bas de la hiérarchie de la Fabrique Nationale (FN) de Herstal. Le 16 février 1966, face à des négociations qui s’enlisent, elles arrêtent totalement le travail, sans respecter les procédures de préavis. Elles ne veulent plus être payées moins que les hommes. Leur grève, âpre, durera douze semaines et concernera plus de 3.000 grévistes.
Plus récemment, en mai 2014, on pense à l’exemple des travailleuses sans papiers d’un salon de coiffure du 10e arrondissement parisien (axelle n° 198) : grève, soutien d’un syndicat, occupation des locaux, bataille juridique et finalement, au bout du tunnel, la condamnation des patrons exploiteurs. Quant aux 80 « femmes de chambre en colère » de l’hôtel Park Hyatt Paris-Vendôme qui avaient entamé une grève le 25 septembre 2018, elles ont gagné leur bras de fer avec leur direction.
Les grèves féministes
Une grève de femmes, c’est un arrêt du travail rémunéré, mais aussi de la consommation, du travail domestique et du soin aux autres.
Les féministes ont développé un concept global, mais pas déposé : la grève féministe. À un moment précis, un jour marquant, une heure symbolique, les femmes lâchent tout, déterminées et joyeuses. « Une grève de femmes, c’est un arrêt du travail rémunéré, mais aussi de la consommation, du travail domestique et du soin aux autres », nous expliquait l’an dernier Méri T. Silanes, gréviste espagnole. « Ça rend visible tout ce qui ne se fait pas sans les femmes, détaille, début décembre, Roxane Zadvat, militante anticapitaliste belge. Si toutes les femmes s’arrêtent, des pans entiers de l’économie sont suspendus. » Et les femmes peuvent, enfin, faire entendre leurs revendications…
En 1974, le Mouvement de libération des femmes, en France, appelle les femmes à faire la grève du travail salarié mais aussi des « tâches domestiques et sexuelles ». Une militante s’exprime au journal télévisé du 9 juin, en particulier sur l’enjeu de conscientiser les femmes : « On propose de faire une grève pour que les femmes se rendent compte de ce qui se passerait si elles s’arrêteraient. Qu’elles prennent conscience qu’elles ont un pouvoir, que nous avons un pouvoir, et qu’on peut arrêter le système qui nous fait travailler comme des serfs. »
L’année suivante, les Islandaises s’y mettent. Leur première grève historique a rallié 90 % des travailleuses mobilisées pour réclamer l’égalité des droits. Depuis, elles ont mené plusieurs grèves massives qui ont porté des fruits. Le 1er janvier 2018, l’Islande est devenue le premier pays au monde à imposer de façon contraignante le principe « à travail égal, salaire égal » (revendiqué lors de la grève des femmes de la FN !).
États-Unis, Amérique latine… Les grèves féministes se sont multipliées. Un pays encore plus proche a récemment fait rêver les militantes européennes : l’Espagne. Depuis plusieurs années, les féministes y organisent des « Grèves de Toutes » à l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Ce travail de longue haleine a payé. En mars 2018, six millions de personnes répondaient à l’appel à la grève générale ! Les Espagnoles dénonçaient les discriminations sexistes dans le monde du travail, les violences envers les femmes et la persistance des inégalités dans la sphère privée.
Et en Belgique ? On s’organise ! Le Collecti.e.f 8 maars invite les femmes à se mobiliser autour de revendications concernant notamment l’économie, la lutte contre les violences… Depuis Tournai, Roxane Zadvat se prépare, avec d’autres, à contribuer à cette grève « par les femmes, pour les femmes, y compris celles qui ne peuvent pas être présentes dans l’organisation ». Et nous invite à les rejoindre.
Article du magazine féministe belge Axellemag.
Par Sabine Panet — Hors-série N°215-216 / p. 56-57 • Janvier-février 2019
Photo de titre : Toulouse, France, 8 mars 2012. © MAXPPP / Michel Viala
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