Baker, Joséphine (1906-1975)

Le nom de Joséphine Baker éveille en moi des sentiments contradictoires. Admirative de la résistante héroïque, la femme noire que je suis a toujours été embarrassée par le mouvement de son corps présenté comme exotique. Née en 1906 à Saint-Louis dans le Missouri ségrégationniste, elle devient une célébrité du music-hall dans le Paris des années 1920 alors qu’elle a à peine 19 ans. Première star féminine noire de l’histoire, elle est devenue une icône de beauté et la femme la plus photographiée de son époque. Grâce à sa carnation et ses cheveux courts qui contrastaient avec le standard blanc bourgeois, elle a lancé sa propre ligne de cosmétiques. Alors que les corps des femmes étaient contraints, elle en a symbolisé la libération, insufflant une grande audace dans son expression scénique. Elle a révolutionné l’image de la Parisienne qui peut enfin prendre les traits d’une femme non blanche, mais ses performances ont contribué à forger l’image fétichisée des femmes noires dans l’imaginaire collectif français. Bien qu’états-unienne, cette femme noire se déhanchant quasi nue au rythme de sonorités vives satisfaisait les stéréotypes racistes associant l’Afrique à une forme de sauvagerie animale, infamante dans une société spéciste.

Un récit faisant opportunément écho au projet colonialiste français qui bat son plein à l’époque. Dans une de ses performances les plus connues, les bananes qui ornent ses hanches me rappellent celles jetées à la figure des footballeurs, que l’on assigne à travers ce fruit à une humanité inexorablement primitive. Initialement, lorsqu’on lui a demandé de se dénuder, Baker en pleurs a menacé de repartir en bateau dans son pays. Elle a finalement accepté de faire sienne la performance en subvertissant sa charge érotique par des figures clownesques, insufflant la parodie là où le projet était l’hypersexualisation. Le talent de Joséphine Baker rencontre alors une société avide de trouver une représentation concrète de son idéologie sexiste et raciste. Le droit des femmes à disposer de leur corps n’est pas une option, c’est le cœur de la lutte, et Joséphine Baker s’en est emparé avec impertinence et majesté. Pourtant, la monstration de ce corps féminin noir présenté comme intrinsèquement sexuel à ce moment précis de l’histoire me semble avoir été fabriquée à dessein, comme pour mieux souligner le contraste avec la sacralisation de la délicate féminité blanche. Joséphine Baker ne déplorait-elle pas dans la chanson « Si j’étais blanche » : « Je voudrais être blanche. Pour moi quel bonheur, si mes seins et mes hanches changeaient de couleur ! », avant de s’interroger : « Faut-il que je sois blanche pour vous plaire mieux ? » Son surnom de « Venus d’ébène » fait douloureusement écho à celui d’une autre vénus, la « Vénus hottentote », Sarah Baartman, victime de tortures racistes et sexistes. En effet, la France qui révérait Joséphine Baker était aussi celle qui opprimait mes aïeux colonisés tout en exhibant leurs semblables dans des zoos humains. Si la grâce avec laquelle elle s’est imposée au cours d’une période où les visages noirs étaient rares dans la sphère publique est admirable, l’imaginaire qu’elle investissait dans un contexte colonial peut rester source d’une gêne certaine. Du fait de sa couleur de peau, Joséphine Baker contribue indirectement au mythe de l’« œuvre » coloniale républicaine et à la fétichisation des corps noirs.

Joséphine Baker n’était pas dupe, elle n’était pas l’innocente victime d’un spectacle mis en scène à son corps défendant. Défiant les clichés, elle deviendra une diva aussi atypique qu’effrontée. Non contente d’être une artiste inventive, elle a fait preuve d’un courage exceptionnel et usé des préjugés sexistes pour faire de son insoupçonnable féminité un atout lui permettant de collecter des renseignements au bénéfice de la Résistance. Elle vit également sans complexes des relations romantiques avec des femmes. Médaillée militaire, elle fut la seule femme à prendre la parole lors de la marche sur Washington de 1963, aux côtés notamment de Martin Luther King. J’admire son parcours autant que la figure presque surnaturelle qu’elle incarne dans l’imaginaire collectif m’a toujours laissée circonspecte. Cette immigrée, devenue française à plus de 30 ans, nous rappelle qu’il n’est point nécessaire de naître français pour incarner les valeurs de la nation. Je ne peux m’empêcher de mettre en résonance son arrivée en France en bateau, fuyant l’oppression de son pays pour une vie meilleure, avec celle des exilé·es qui traversent désespérément la Méditerranée par dizaines de milliers sans que leur soit proposée de réponse politique digne.

SOURCE : Diallo, Rokhaya. Dictionnaire amoureux du féminisme (pp. 58-60).