Pour la féministe Caroline Criado Perez, des toilettes aux voitures en passant par les médicaments, les normes du quotidien oublient les femmes. Nos normes du quotidien, nos équipements, nos études statistiques oublient la moitié de l’humanité : les femmes.
Telle est la thèse de Femmes invisibles (First Editions), best-seller de la journaliste et féministe britannique Caroline Criado Perez. Des médicaments qui ne prennent pas en compte les différences biologiques entre les sexes aux mannequins pour les tests de collision basés sur une morphologie masculine, les exemples ne manquent pas selon l’autrice pour prouver, comme le disait Simone de Beauvoir, que « la représentation du monde, comme le monde lui-même, est l’opération des hommes ».
Mais si l’inégalité est indiscutable au niveau des toilettes dans l’espace public, faut-il aller jusqu’à considérer qu’une opération de déneigement peut être sexiste ? Nous avons interrogé Caroline Criado Perez par téléphone alors que son livre, qui en 2019 a remporté le prix du livre de l’année dans le domaine du business remis par le Financial Times et le cabinet McKinsey, vient d’être publié en France.
Le Point : Pourquoi, selon vous, les femmes sont-elles invisibilisées par les données statistiques ?
Caroline Criado Perez : C’est un phénomène choquant qui a toujours cours au XXIe siècle et qui, dans certains cas, peut même menacer la vie de femmes. Contrairement à ce que l’on croit par exemple, les maladies cardiaques ne sont pas un problème majoritairement masculin. Une analyse de données émanant de 22 millions de personnes en Europe, Amérique du Nord, Asie et Australie montre que les femmes issues d’un milieu socio-économique défavorisé ont 25 % de chances en plus d’avoir une crise cardiaque que les hommes dans la même tranche de revenus. Voilà quelque chose de profondément choquant, mais qui ne fait pas la une des journaux.
Vous expliquez que ce n’est pas un complot contre les femmes, seulement des biais inconscients qui nous poussent à considérer l’humanité comme étant masculine…
La meilleure preuve que ce n’est pas un complot, c’est que les femmes ont les mêmes biais que les hommes. Moi aussi, de manière inconsciente, j’ai tendance à considérer l’humanité comme étant de sexe masculin. Je conçois le corps de l’homme comme étant d’une certaine manière le corps neutre, universel par excellence. Le féminisme m’a justement permis de découvrir que j’avais ces biais dans mon propre cerveau. J’estimais que le féminisme était aujourd’hui superflu, puisque nous avions les mêmes droits. Mais à l’âge de 25 ans, un livre de la linguiste Deborah Cameron m’a fait comprendre que quand je pensais au genre neutre, je pensais à un homme. Quand je songeais à un avocat ou à un docteur, je visionnais un homme dans ma tête, alors que je suis une femme ! Cela montre à quel point ces biais cognitifs sont forts. Mon livre ne traite pas d’un sexisme délibéré, mais de systèmes qui existent depuis tellement longtemps qu’on n’a jamais pensé à les questionner.
« Il faut aux femmes jusqu’à 2,3 fois plus de temps pour utiliser les toilettes «
En 2016, la dénonciation par des élus suédois d’un « déneigement sexiste » à Stockholm a fait beaucoup rire. Mais pour vous, cela n’avait rien de givré. Cela nécessite une explication…
J’aime beaucoup cet exemple. A priori, le déneigement n’a rien à voir avec le genre. Comment pourrait-il être sexiste ? Mais si on regarde de plus près les données, les hommes et les femmes ont des déplacements bien différents dans une ville. En moyenne, les hommes utilisent plus la voiture, tandis que les femmes seront plus susceptibles de marcher ou de prendre les transports publics, en partie parce qu’elles ont des revenus plus bas. Les trajets des hommes sont aussi en moyenne plus directs, allant d’un point A à un point B, là où les femmes vont s’arrêter pour déposer les enfants à l’école avant d’aller au travail ou faire les courses après. C’est universel, que ce soit en Suède ou en Afrique du Sud. Les voies que vous allez déneiger en priorité auront ainsi un impact différent selon les sexes. Et effectivement, dans la planification à Stockholm, on privilégiait les grandes voies, plus utilisées par des automobilistes hommes, aux trottoirs.
Un exemple que personne ne contestera, ce sont les toilettes. A priori, il y a dans les espaces publics une répartition égalitaire entre hommes et femmes. Sauf que les files d’attente sont systématiquement bien plus longues chez ces dernières…
À première vue, il semble juste et équitable d’accorder la même surface aux toilettes pour hommes et pour femmes. Sauf que les toilettes pour hommes ont à la fois des cabinets et des urinoirs qui prennent moins de place. Et même si les toilettes pour hommes et pour femmes avaient le nombre égal de cabinets, il faut aux femmes jusqu’à 2,3 fois plus de temps pour utiliser les toilettes. Vous devez déjà trouver un cabinet de libre, baisser votre pantalon, vérifier si c’est bien propre avant de vous asseoir. Et puis, il y a les 20 à 25 % de femmes en âge de procréer qui peuvent avoir leurs règles et doivent changer de tampon ou de serviette hygiénique. Sans parler du fait que la grossesse augmente la fréquence à laquelle les femmes doivent se rendre aux toilettes. La demande pour les toilettes des femmes est ainsi bien plus importante que celle pour les toilettes des hommes et la solution est toute simple : fournir bien plus de toilettes aux femmes dans les espaces publics !
Vous racontez aussi que les hommes ont plus de risques d’être impliqués dans un accident grave de voiture, parce qu’il y a plus de conducteurs hommes. Mais quand une femme est impliquée dans un accident de voiture, elle a 47 % de chances en plus d’être gravement blessée, et 71 % de chances en plus de subir des blessures moyennement graves…
L’explication est très simple. Les mannequins utilisés dans les tests de collision ont très longtemps reproduit le corps médian d’un homme, à savoir 1,77 m et 76 kg, ce qui est plus grand et lourd qu’une femme moyenne. C’est seulement en 2011 qu’on a commencé à utiliser aux États-Unis des mannequins de sexe féminin. C’est ridicule ! Les voitures ne sont simplement pas conçues pour protéger les hommes et les femmes de la même façon. Par exemple, les femmes, quand elles conduisent, tendent à s’asseoir plus en avant, car elles sont, en moyenne, plus petites que les hommes, ce qui les expose plus aux risques de lésions internes lors de collisions frontales. Des recherches ont également montré que les sièges sont trop durs pour protéger les femmes contre le coup du lapin, car ils sont conçus pour des corps plus grands. Et de toute façon, comme elles sont moins musclées au niveau du cou que les hommes, elles sont plus vulnérables au coup du lapin.
Ne faites-vous pas ce qu’on appelle du « cherry picking », c’est-à-dire la mise en avant de statistiques qui vont dans votre sens ? L’espérance de vie des femmes est, par exemple, bien plus élevée que celle des hommes…
Cet avantage en termes de longévité est en train de se réduire dans les pays développés, les hommes étant moins enclins à exercer des professions dangereuses. Par ailleurs, si on regarde l’espérance de vie en bonne santé, il n’y a guère de différences.
Vous décrivez à quel point les différences entre les sexes peuvent être considérables au niveau du corps humain. Mais qu’en est-il du cerveau et des différences cognitives, sujet aujourd’hui hautement sensible ?
Des chercheurs ont trouvé des différences entre les sexes dans tous les tissus et organes du corps humain. Mais ces différences ne sont pas toujours prises en compte dans les médicaments et traitements. Chez les femmes, les médicaments contre la tension artérielle, mis au point grâce à des cobayes de sexe masculin, ne sont par exemple pas aussi efficaces. En ce qui concerne le cerveau, il y a, comme pour tout, de la construction sociale et de la génétique. Mais on sait aussi désormais à quel point le cerveau est plastique et influencé par leur environnement, et à quel point des expériences précoces peuvent avoir un impact fort sur vos comportements futurs. Si on traite les bébés filles et garçons différemment, cela aura une conséquence sur la suite de leur vie. Mais je ne suis pas scientifique, et je ne vais pas me prononcer sur le sujet. Ce que l’on sait, c’est qu’il y a plus de différences au niveau des individus qu’entre les sexes. Et que si l’on observe un cerveau, on est incapable de dire s’il appartient à un homme ou à une femme.
» Comme l’avait formulé Simone de Beauvoir, les femmes restent, dans une large mesure, l’Autre «
En montrant avec moult statistiques que les femmes seraient discriminées par les données, votre livre n’occulte-t-il pas les immenses progrès réalisés en matière d’égalité d’hommes et femmes ?
Bien sûr qu’il y a eu des progrès spectaculaires depuis un siècle, fruits d’ailleurs d’une rude bataille de militantes ! Il y a même eu des progrès marquants depuis ma naissance. En Grande-Bretagne, il était toujours légal de violer sa femme au début des années 1990. Ils ont changé la loi en 1991. Mais mon livre s’intéresse aux biais qui affectent notre façon de voir le monde et de collecter des informations. Comme l’avait formulé Simone de Beauvoir, les femmes restent, dans une large mesure, « l’Autre ».
Vous évoquez notamment les progrès réalisés en matière de travail salarié. Mais l’écart reste grand pour le travail non rémunéré…
Les femmes continuent majoritairement à s’occuper des tâches non rémunérées. À l’échelle mondiale, 75 % du travail non rémunéré est effectué par les femmes. Il n’y a rien dans la biologie des femmes qui justifieraient le fait que ce soient elles qui s’occupent des courses et du linge. Tout cela n’est que le fruit d’attentes sociales. Et c’est ce qui est le plus difficile à changer, car une simple loi ne suffit pas. En Suède, par exemple, ils ont introduit des congés parentaux partagés en 1974. Mais seuls 6 % des hommes les prenaient dans les années 1990. Aujourd’hui, grâce à des incitations financières, ils sont 90 % des pères à le faire, prenant en moyenne de trois à quatre mois de congé. Ce que je veux dire, c’est qu’il est difficile de remettre en question des normes sociales. Le congé parental pour les hommes peut ainsi sembler être émasculant ou signifier qu’on néglige sa carrière. Changer les mentalités est compliqué. Mais à la fin, c’est bénéfique, car les hommes qui prennent un congé paternel ont par exemple tendance à s’occuper davantage des enfants par la suite.
Quelle est la donnée la plus étonnante que vous avez découverte en travaillant sur ce livre ?
Je pense que toutes les statistiques qui y figurent sont choquantes. Mais je suis encore plus choquée par les excuses qui justifient parfois cette invisibilisation des femmes. C’est énervant d’entendre des chercheurs expliquer que les corps féminins, avec leurs hormones fluctuantes, sont selon eux trop complexes pour que l’on réalise des tests médicaux sur eux ou qu’il est plus difficile de les recruter pour des études.
Propos recueillis par Thomas Mahler
SOURCE : Le Point
« Femmes invisibles. Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes », de Caroline Criado Perez. Traduction Nicolas Dupin (First Editions, 396 p., 20,95 €).
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