Cet article passionnant publié dans le quotidien Le Monde est consacré au procès de Nuremberg, au cheminement qui a conduit à ce procès inédit, qui fut une étape décisive dans l’histoire de la justice pénale internationale, et à l’apparition dans les chefs d’accusation du « crime contre la paix », du « crime d’agression », ce crime qui « conduit à tous les autres ». Plus intéressant encore, il montre comment une « accumulation de lâchetés et de renoncements conduisirent le monde à l’abîme en 1939 ». Alors qu’une nouvelle guerre ensanglante le continent européen, elle aussi déclenchée par un autocrate dont la politique expansionniste fut longtemps tolérée par les grandes démocraties, s’exprime la crainte qu’une nouvelle « accumulation de lâchetés et de renoncements » ne conduise à nouveau le monde à l’abîme. Cela nous amène à une autre question : Alors qu’une énième guerre, une énième agression ensanglante la RDC et le continent africain, « elle aussi déclenchée par un autocrate dont la politique expansionniste fut longtemps tolérée par les grandes démocraties », l’ « accumulation de lâchetés et de renoncements » (de la communauté internationale, des Nations Unies, de l’UE, etc.), n’est-elle pas une des causes principales de la répétition, depuis trois décennies, des crimes contre la paix et des crimes d’agression, qui conduisent à tous les autres crimes commis sur le territoire de la RDC depuis trois décennies : les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, voire même aussi les crimes de génocide. Cet article du Monde nous aide à répondre à la question. C’est pourquoi nous l’avons reproduit dans « Debout Congolaises » :
Evoquer le mur de Berlin devant le Bundestag allemand, les ruines de Verdun devant l’Assemblée nationale française, Winston Churchill devant la Chambre des communes britannique, Pearl Harbor et le 11-Septembre devant le Congrès américain… Pour sensibiliser l’opinion publique internationale au sort de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky dresse volontiers des parallèles historiques, en choisissant des références qui parlent à son auditoire du moment. En visite à la Cour pénale internationale de La Haye (Pays-Bas), le 4 mai, le président ukrainien ne déroge pas à la règle. Ce jour-là, c’est le tribunal militaire international de Nuremberg, devant lequel comparurent 21 dignitaires nazis du 18 octobre 1945 au 1er octobre 1946, qu’il choisit d’évoquer pour réclamer la création d’un « tribunal spécial » chargé de juger le « crime d’agression » commis contre son pays par la Russie de Vladimir Poutine.
Une idée également promue par de grands juristes, comme l’avocat franco-britannique spécialisé dans la défense des droits de l’homme Philippe Sands, dont le livre Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017) est en partie consacré au procès de Nuremberg.
Pourquoi le « crime d’agression » ? Parce que c’est celui qui « conduit à tous les autres », le « point de départ du mal, le crime premier », explique ce jour-là Volodymyr Zelensky, avant de citer ce passage du jugement prononcé à Nuremberg : « Déclencher une guerre d’agression n’est pas seulement un crime d’ordre international, c’est le crime international suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu’il les contient tous. » En décidant de poursuivre les dirigeants russes pour « crime d’agression », insiste M. Zelensky, la communauté internationale ne ferait pas seulement œuvre de justice envers l’Ukraine, mais aussi œuvre de paix pour le monde. « C’est notre responsabilité historique – celle des générations modernes – de rendre inévitable la punition totale de l’agression, d’empêcher que nos pays soient agressés et de prévenir de nouvelles guerres, affirme-t-il. Il y a des agresseurs potentiels dans le monde. Et le monde doit rechercher la justice pour que la paix soit pleinement garantie. »
En brandissant cet argument à La Haye, le président ukrainien n’invente rien. En réalité, ses mots sont quasiment les mêmes que ceux qui furent prononcés au deuxième jour du procès de Nuremberg par le procureur général américain, Robert Jackson, pendant la lecture de l’acte d’accusation : « L’ultime ressource pour éviter le retour périodique de guerres inévitables dans un système international qui ne reconnaît pas l’autorité de la loi est d’en rendre responsables les hommes d’Etat. Et laissez-moi préciser que, bien qu’elle soit dirigée pour la première fois contre des agresseurs allemands, cette loi doit viser et, si l’on veut l’appliquer utilement, sanctionner l’agression commise par n’importe quelles autres nations, y compris celles dont les représentants composent le présent tribunal [Etats-Unis, Royaume-Uni, France, URSS]. Nous ne pourrons nous défaire de la tyrannie, de la violence et de l’action de ceux qui sont au pouvoir contre les droits de leur propre peuple que lorsque nous rendrons tous les hommes responsables devant la loi. Ce procès représente l’effort désespéré de l’humanité pour appliquer la discipline du droit aux hommes d’Etat qui ont usé de leurs pouvoirs politiques pour attaquer les fondements de la paix mondiale et pour violer les droits de leurs voisins. »
Leçon retenue
Les décennies passant, cette dimension du procès de Nuremberg a été reléguée au second plan dans la mémoire collective. D’Hermann Göring, Joachim von Ribbentrop ou Alfred Rosenberg, pour ne citer qu’eux, on retient avant tout qu’ils furent reconnus coupables de « crimes contre l’humanité » et de « crimes de guerre », mais on se souvient moins qu’ils furent également condamnés pour « complot » et « crimes contre la paix ». « La focalisation récente sur le crime contre l’humanité a fait oublier que les premiers crimes énumérés par le statut [du tribunal militaire international de Nuremberg] sont les crimes contre la paix, c’est-à-dire ce que souhaitait l’accusation américaine », rappelle l’historienne Annette Wieviorka dans son ouvrage de référence Le Procès de Nuremberg (Ouest-France/Mémorial pour la paix, 1995).
Pour comprendre comment le « crime contre la paix » a été intégré aux chefs d’accusation, il faut rappeler le cheminement qui a conduit à ce procès inédit, qui fut une étape décisive dans l’histoire de la justice pénale internationale. La première pierre est posée le 13 janvier 1942. Ce jour-là, les représentants de huit gouvernements en exil (belges, grecs, luxembourgeois, néerlandais, norvégiens, polonais, tchécoslovaques, yougoslaves), ainsi que du Comité national français du général de Gaulle, tiennent au palais Saint-James, à Londres, une « conférence interalliée pour la punition des crimes de guerre ». Dénonçant « le régime de terreur des forces d’occupation, coupables d’emprisonnements, d’expulsions massives, de massacres et d’exécutions d’otages », autant d’atrocités qui violent « les lois et les coutumes de la guerre », ils formulent cette revendication : que soient « punis par la justice officielle tous ceux qui se sont rendus coupables de crimes, qu’ils les aient ordonnés, perpétrés ou qu’ils y aient participé ».
L’idée de poursuivre les criminels de guerre n’est pas nouvelle. Elle figurait déjà dans le traité de Versailles, signé en juin 1919, dont l’article 227 prévoyait la constitution d’un « tribunal spécial » composé de cinq juges nommés par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon, afin de juger « Guillaume II d’Hohenzollern, ex-empereur d’Allemagne, pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités ». Mais cette ambition resta lettre morte, les Pays-Bas, où s’était réfugié Guillaume II après son abdication, en novembre 1918, ayant refusé de l’extrader…
Dans son article 228, le traité de Versailles prévoyait aussi que le gouvernement allemand coopère avec ceux des pays vainqueurs pour traduire en justice « les personnes accusées d’avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre ». Si plusieurs procès eurent bien lieu devant la Haute Cour du Reich à Leipzig, en 1921, la légèreté des peines prononcées laissa le souvenir d’un fiasco judiciaire. La leçon fut retenue : pour que les lendemains de la seconde guerre mondiale ne ressemblent pas à ceux de la première, les criminels de guerre, cette fois, seraient jugés par un tribunal international.
Divergences entre puissances
Si la conférence du palais Saint-James constitue un moment fondateur, elle n’engage toutefois que les huit gouvernements en exil qui y participent, mais pas ceux des trois grandes puissances en guerre contre l’Allemagne que sont les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’URSS. Ce n’est que le 1er novembre 1943, près de deux ans plus tard, que celles-ci expriment pour la première fois une position commune : les criminels de guerre seront jugés dans les pays où ils ont accompli leurs forfaits, alors que ceux qui ont sévi dans différents pays seront « punis en vertu d’une déclaration commune des gouvernements alliés ».
Signée par Roosevelt, Churchill et Staline, cette « déclaration de Moscou » n’en reste pas moins assez générale, ce qui n’est guère surprenant compte tenu des divergences qui existent entre les trois grands et qui persisteront jusqu’au début de l’année 1945 : si les Soviétiques se rallient à l’idée d’un procès, les Britanniques, eux, n’y sont guère favorables, estimant que les hauts dignitaires nazis méritent davantage d’être exécutés sommairement que d’être déférés devant des juges ; quant aux Américains, ils hésitent, le sort des criminels de guerre du IIIe Reich dépendant d’une question plus générale à laquelle ils mettront du temps à répondre : quel avenir pour l’Allemagne une fois que celle-ci aura été vaincue ?
Dans l’entourage de Roosevelt, les avis divergent. Pour son secrétaire au Trésor, Henry Morgenthau, la seule façon de mettre l’Allemagne définitivement hors d’état de nuire est de démanteler l’ensemble de ses capacités industrielles et de faire de ses habitants « une population agricole de petits paysans ». Dans cette optique, la plus extrême sévérité s’impose pour les « grands criminels » nazis, qui devront « être fusillés par des pelotons d’exécution constitués de soldats des nations unies » – expression forgée lors de la conférence de Washington, en décembre 1941-janvier 1942, pour désigner les nations associées dans la lutte contre le nazisme.
Les accusés nazis Hermann Göring, Rudolf Hess et Joachim von Ribbentrop, à Nuremberg (Allemagne), le 13 février 1946.
Au sein de l’administration américaine, ce projet a un adversaire farouche en la personne du secrétaire à la défense, Henry Stimson. Selon lui, la paix et la stabilité de l’Europe supposent, au contraire, que l’Allemagne se redresse économiquement et que ses dirigeants soient jugés « avec dignité ». Il s’en explique le 9 septembre 1944 dans une note adressée au président Roosevelt explicitement intitulée : « Memorandum Opposing the Morgenthau Plan ». Selon Stimson, les Etats-Unis doivent juger les criminels de guerre en « respectant les principes de base de la Déclaration des droits [Bill of Rights] » de 1791, parmi lesquels « le droit de l’accusé d’être entendu et, dans des limites raisonnables, de citer des témoins pour sa défense ». En procédant autrement, il estime que les Etats-Unis contreviendraient à l’idée de « civilisation » et aux valeurs libérales et démocratiques dont ils se disent porteurs.
Créativité juridique
Afin de convaincre la Maison Blanche, Stimson s’appuie sur un réseau de professionnels du droit qui rivalisent d’inventivité pour l’aider à imaginer ce procès totalement inédit, notamment quels chefs d’accusation peuvent être retenus contre les accusés. Dans son ouvrage Le Moment Nuremberg (Presses de Sciences Po, 2019), l’historien Guillaume Mouralis rappelle que nombre d’entre eux étaient des avocats d’affaires qui entretenaient un rapport distant avec les carcans académiques et dont la formation comme la pratique les prédisposaient à faire preuve de créativité juridique. A l’instar de William Chanler. Proche des milieux démocrates réformistes, cet avocat new-yorkais connaît bien Stimson pour avoir été membre de son cabinet d’avocats dans les années 1920. Mobilisé en 1942, il rejoint le département de la défense dirigé par son ancien confrère et ami. Ses premiers travaux, qui portent sur le sort de l’Italie après-guerre, le conduisent à élaborer le schéma d’un procès contre Mussolini pour « crimes de guerre ». En novembre 1944, il rédige une note dans laquelle il propose de placer au cœur du projet américain de jugement des hauts dignitaires nazis ce qu’il appelle le « crime d’agression ».
Le raisonnement de Chanler se fonde en particulier sur le pacte Briand-Kellogg de 1928, ou plutôt sur les impasses de celui-ci. Nommé ainsi en référence à ses deux initiateurs, le ministre des affaires étrangères français Aristide Briand et le secrétaire d’Etat américain Frank Kellogg, ce traité, signé à l’origine par quinze Etats dont l’Allemagne, le Japon et l’Italie, affirmait le principe d’une « renonciation à la guerre comme instrument de politique nationale ». Une ambition certes louable, mais qui repose sur le seul bon vouloir des signataires, dans la mesure où le texte ne prévoyait aucune sanction dans le cas où ces derniers se rendraient coupables d’une guerre d’agression… « Chanler propose une solution simple à ce problème, explique Guillaume Mouralis. Si la guerre déclenchée par Hitler est illégale, les soldats allemands ne peuvent être considérés comme des belligérants au sens du jus in bello [droit dans la guerre] et leurs crimes relèvent du droit pénal ordinaire des pays occupés. »
Le 3 janvier 1945, Roosevelt finit par approuver les différentes propositions du département de son secrétaire à la défense, notamment celle de Chanler. Sept mois plus tard, le 8 août, Américains, Britanniques, Français et Soviétiques signent les accords de Londres, qui comprennent les statuts du tribunal militaire international chargé de juger les grands criminels de guerre et définissent les crimes dont ils peuvent être inculpés. Entre-temps, les événements se sont précipités : Truman a remplacé Roosevelt à la Maison Blanche, Hitler s’est suicidé, l’Allemagne a capitulé, l’Organisation des Nations unies a été créée et les Etats-Unis ont largué leur première bombe atomique sur Hiroshima… C’est donc dans ce monde nouveau, qui n’est déjà plus la guerre mais pas encore tout à fait l’après-guerre, que s’ouvre le procès, le 20 novembre 1945, dans la salle 600 du palais de justice de Nuremberg, ville des grandes liturgies nazies alors totalement en ruine à l’exception du tribunal, de la prison et du Grand Hotel, ce qui faisait plusieurs bonnes raisons de la choisir.
« Jugement différent »
Des quatre chefs d’accusation retenus (« complot », « crimes contre la paix », « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité »), ce sont surtout les deux derniers que l’histoire a retenus, et cela se comprend aisément compte tenu des atrocités commises par les nazis, à commencer par l’extermination des juifs. Rappelons à ce propos que le terme de « génocide », forgé en 1944 par Raphaël Lemkin, professeur de droit international à l’université Yale (Etats-Unis), n’a occupé qu’une place secondaire à Nuremberg, alors qu’il sera central, quinze ans plus tard, lors du procès d’Adolf Eichmann. En comparaison, les « crimes contre la paix », qui portent par définition sur des faits antérieurs au déclenchement de la guerre, ne pouvaient que passer au second plan. Mais une autre raison explique sans doute ce relatif oubli, et elle mérite qu’on la rappelle, tant elle est riche d’enseignement pour le présent.
Un livre, ici, doit être cité : Nuremberg. 1945, la guerre en procès (Stock, 1985), de Casamayor. De son vrai nom Serge Fuster, l’auteur faisait partie des magistrats membres de la délégation française présente à Nuremberg. Dans le premier chapitre de son ouvrage, il revient longuement sur l’interrogatoire de Hjalmar Schacht, qui fut ministre allemand de l’économie de 1934 à 1937. Afin de justifier son inculpation pour « crime contre la paix », l’accusation rappelle qu’il approuva les violations successives du traité de Versailles par le IIIe Reich, autrement dit une validation de toutes les décisions qui conduisirent à la seconde guerre mondiale.
Lors de la 178e journée du procès, le 15 juillet 1946, son avocat, Rudolf Dix, ne le conteste pas. « La militarisation de la Rhénanie [1936], l’introduction du service militaire obligatoire [1935], le réarmement, le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne [1938], tout cela contredit, dans l’esprit et dans la lettre, les pactes signés, et en particulier le traité de Versailles, admet-il. Mais lorsque de telles violations n’éveillent que des protestations de pure forme et qu’après cela on en reste à des rapports extrêmement amicaux, qu’on en vient même à des gestes honorifiques envers l’Etat coupable de ces violations, (…) on peut très bien penser que le traité tombe en désuétude. »
Après cette entrée en matière, l’avocat donne plusieurs exemples. La liste étant longue, on n’en citera que deux. Mars 1935 : le ministre britannique des affaires étrangères est reçu en grande pompe à Berlin, une semaine seulement après le rétablissement du service militaire. « Si cette visite n’avait pas eu lieu, on aurait, à l’étranger, considéré cette mesure de Hitler comme une agression militaire », fait remarquer Me Dix, avant de demander : « En tant qu’Allemand, et en tant que ministre allemand, Schacht devait-il exprimer un jugement différent de celui des gouvernements étrangers ? » Mars 1936 : deux jours après l’occupation de la Rhénanie, le premier ministre britannique Stanley Baldwin déclare à la Chambre des communes que « l’on ne peut excuser l’attitude de l’Allemagne mais [qu’]il n’y a aucune raison de la considérer comme une menace hostile ». Et l’avocat de poser à nouveau la question : « Schacht, allemand et ministre allemand, devait-il être plus sceptique que l’étranger sur le caractère agressif de cet acte ? »
Accumulation de lâchetés
L’interrogatoire de l’ancien ministre de l’économie du IIIe Reich n’est pas un cas isolé. Lors du procès de Nuremberg, d’autres avocats allemands prendront soin de rappeler à quel point les démocraties occidentales réagirent timidement à chaque fois que l’Allemagne viola ses engagements, au risque de l’encourager à poursuivre dans cette voie en lui donnant un sentiment d’impunité.
Pour cela, certains viennent même les bras chargés d’ouvrages dont ils lisent des extraits devant le tribunal. Comme celui du philosophe allemand Karl Jaspers, publié pendant le procès et issu d’un cours donné quelques semaines plus tôt à l’université d’Heidelberg (traduit en français sous le titre La Culpabilité allemande, Ed. de Minuit, 1948), où l’on peut lire ceci : « En 1936, les Jeux olympiques furent célébrés à Berlin. Le monde entier s’y précipita. Avec une rage secrète et avec douleur, nous devions admettre que tout étranger qui s’y montrait nous abandonnait à notre sort, mais ils s’en rendaient aussi peu compte que beaucoup d’Allemands. En 1936, Hitler occupa la Rhénanie. La France le toléra. (…) En 1939, la Russie conclut son pacte avec Hitler. Alors seulement, au dernier moment, la guerre devint possible pour Hitler. Et quand la guerre commença, tous les Etats neutres restèrent à l’écart. Le monde ne se trouva nullement uni pour éteindre vite, d’un seul effort concerté, cette flamme satanique. » Et Karl Jaspers d’en tirer cette réflexion : « Lorsqu’on nous reproche [à nous, Allemands] d’avoir – sous la terreur – assisté sans rien faire à l’exécution des crimes et à l’affermissement du régime, on dit vrai. Mais nous avons le droit de nous rappeler que les autres – sans être sous la terreur – laissèrent de même passivement s’accomplir, ou même encouragèrent sans le vouloir, ce qu’ils estimaient être une affaire qui ne les concernait pas parce qu’elle se produisait dans un autre Etat. »
Dans son livre publié en 1985, Serge Fuster, alias Casamayor, évoque d’une plume abrasive cette accumulation de lâchetés et de renoncements qui conduisirent le monde à l’abîme en 1939. « L’émotion que l’on éprouve à évoquer l’avant-guerre n’est pas une émotion rétrospective, celle que l’on peut ressentir au souvenir d’un danger évité, c’est au contraire l’accablement d’une paix évitée qui serre les cœurs, d’une paix qui ne demandait qu’à continuer, d’une paix qui pouvait avoir une longue vie et que personne, parmi ceux qui en avaient le pouvoir, n’osa défendre. (…) Il s’agissait simplement, comme en toutes circonstances, quand on a la charge d’une nation et même, par contrecoup, de plusieurs, de connaître la situation et d’agir en connaissance de cause et de la manière la plus utile à tous et pour commencer aux Alliés. Mais le critère d’utilité est plus subjectif qu’on ne le croit, surtout en politique étrangère. Les ministres anglais et français, les premiers de leur initiative, les seconds par esprit moutonnier, cédèrent sur toute la ligne. (…) Et c’est le procès de Nuremberg qui montra le dessous des cartes », écrit Casamayor dans le premier chapitre de son livre, intitulé « La complicité de l’Europe ou comment éclate une guerre ».
Lues aujourd’hui, c’est-à-dire dans le monde de l’après-24 février 2022, date du début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, de telles phrases font frémir. Alors qu’une nouvelle guerre ensanglante le continent européen, elle aussi déclenchée par un autocrate dont la politique expansionniste fut longtemps tolérée par les grandes démocraties, comment ne pas se demander ce qu’écrirait un futur Casamayor ?
Encore faudrait-il qu’il y ait un procès. On en est encore loin. Mais la demande formulée par Volodymyr Zelensky à La Haye permet d’imaginer ce que les avocats des accusés pourraient être tentés de plaider si ces derniers étaient accusés de « crime d’agression ». Troublante résonance avec le procès de Nuremberg, dont l’ambition – avec ce chef d’accusation – était pourtant de dissuader de futurs chefs d’Etat de provoquer des guerres pour lesquelles ils risqueraient d’être jugés.
« La guerre en Ukraine a exhumé le crime contre la paix, c’est-à-dire celui d’agression, à côté des accusations de crimes de guerre portées contre les Russes, observe l’historienne Annette Wieviorka dans la postface, écrite en septembre 2022, de son ouvrage consacré au procès des anciens dignitaires nazis. Nul ne connaît l’issue de ce conflit, ni même si la justice passera par exemple par la création d’un tribunal spécial international, mais la résurgence, près de quatre-vingts ans après le procès de Nuremberg, de ce crime oublié atteste encore de sa fécondité. »
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