Le projet Story Killers, c’est la première enquête d’un consortium international de journalistes d’investigation sur l’obscur business des mercenaires de la désinformation.

Depuis sa ville de Bangalore, au centre de l’Inde, la journaliste Gauri Lankesh couvrait la désinformation, en particulier celle propagée par le parti de droite BJP, une façon pour elle de faire barrage à l’extrême droite dans son pays. En septembre 2017, alors qu’elle prévoyait de publier un éditorial titré « A l’ère des fake news » dans lequel elle dénonçait les « fabriques à mensonges », la journaliste a été tuée par un individu associé à une organisation nationaliste hindoue.

Plus de cinq ans après ce meurtre, Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre le travail de journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés, a réuni plus de 100 journalistes de 30 médias, dont Le Soir et Knack en Belgique, pour poursuivre son travail. C’est la première fois qu’un consortium international de journalistes d’investigation enquête sur l’obscur business des mercenaires de la désinformation.

Durant plus de six mois, le consortium s’est plongé dans les arcanes de ce business de l’ombre. De l’Inde à Israël, en passant par l’Espagne et les Etats-Unis, cette enquête a permis d’identifier une série d’acteurs majeurs (entreprises et mercenaires) qui vendent des services « clé en main » à des Etats et des hommes politiques pour influencer les opinions, manipuler les élections ou détruire des réputations.

Les différents volets de cette enquête internationale ont été publiés du 14 au 18 février sur le site du Soir.

 

Story Killers: infiltration au cœur d’une agence qui crée des fake news sur commande

Forbidden Stories révèle l’existence d’une entreprise israélienne ultra-secrète, Team Jorge, impliquée dans la manipulation d’élections et le piratage de responsables politiques africains. Une plongée inédite au cœur d’un monde où s’entremêlent armée de trolls, cyberespionnage et jeux d’influence.

Max a le sourire. Ce soir de juillet 2022, il vient d’entrer en contact avec un nouveau client potentiel. Ce dernier se présente comme le conseiller d’un homme d’affaires œuvrant pour le compte d’un dirigeant africain. Lors d’une réunion par Zoom, ce haut conseiller expose sa demande. « Il y a une élection à la fin du mois de septembre. Mais cette élection ne peut pas avoir lieu. »(1) L’ampleur de la mission n’effraie aucunement Max. Normal, cela fait partie du catalogue de prestations fournies par Team Jorge, la société pour laquelle il travaille. Décaler une élection, voire la faire annuler ? Comptez 6 millions d’euros. On peut aussi frapper à la porte de Team Jorge pour détruire la crédibilité d’un lanceur d’alerte, commander une campagne de dénigrement sur un concurrent ou balancer une fake news sur un adversaire politique.

Enfin, « frapper à la porte » n’est pas le terme adéquat. Car Team Jorge ressemble méchamment à une société fantôme. Pas de site internet, pas de téléphone, pas de formulaire de contact. Pour s’offrir les services de la team (Max et d’autres consultants), il est recommandé d’avoir un ami commun avec le mercenaire en chef : Jorge. Ici, tout le monde travaille sous pseudo.

Mais ce que Max et Jorge ignorent, c’est que l’homme en visio, de l’autre côté de l’écran, n’a en réalité jamais conseillé aucun chef d’Etat africain. Il s’agit d’un journaliste de Radio France, Frédéric Métézeau, qui est parvenu à se glisser dans la peau d’un client crédible. Il sera bientôt rejoint par deux confrères de The Marker et Haaretz, également présentés comme « conseillers ». C’est là que démarre une infiltration inédite.

Ces trois journalistes, membres du consortium Forbidden Stories dont fait partie Le Soir, ont réussi à obtenir plusieurs rendez-vous avec Jorge et sa team  : trois en ligne, puis un dernier dans les bureaux israéliens. L’occasion d’assister à des présentations détaillées des outils proposés par l’entreprise. Jorge peut, par exemple, « construire un récit » et le propager. Le vendeur d’influence se vante d’avoir travaillé sur « 33 campagnes présidentielles, dont 27 ont été couronnées de succès » – estimation difficilement vérifiable. Plus prudent que son bagout de vendeur ne le laisse paraître, il ne donne aucune indication précise permettant d’identifier ses clients, préférant se limiter à des anecdotes dignes de film d’espionnage.

Un perroquet à BFM

Visiblement en confiance, l’homme va toutefois lâcher, malgré lui, quelques indices sur ses opérations secrètes. A la fin d’une rencontre avec ses faux clients, le consultant se gargarise de pouvoir diffuser ses histoires à la télévision française. Pour prouver ce qu’il avance, il montre l’extrait d’un reportage diffusé sur BFM TV, dans la nuit du 16 au 17 décembre 2022 : « L’Union européenne annonce un nouveau train de sanctions contre la Russie. (…) Des sanctions à répétition qui font craindre le pire aux constructeurs de yachts à Monaco ; le gel des avoirs des oligarques met leur secteur en grande difficulté. (…) (Ils) en appellent au prince Albert pour éviter de couler : 10.000 emplois sont en jeu sur la Côte d’Azur. » Ce texte est lu par Rachid M’Barki, présentateur vedette de la chaîne d’info en continu. Sauf que ces informations sont lunaires : les constructeurs de yachts n’ont jamais appelé le prince Albert à la rescousse, le chiffre de 10.000 emplois menacés est totalement fantaisiste. Cette brève est une commande de la Team Jorge, pour le compte de l’un de ses clients.

Sollicitée par nos confrères du Monde et de Radio France en janvier, BFM a lancé un audit interne et constaté que la figure historique de la chaîne était coutumière de ces messages nocturnes glissés à la dernière minute dans le JT, sans validation du rédacteur en chef. Suspectant « une ingérence étrangère », elle a suspendu le journaliste le 11 janvier. Rachid M’Barki a confessé une « erreur de jugement journalistique » qui l’aurait conduit à « rendre service à un ami », un certain Jean-Pierre Duthion, consultant média et lobbyiste. Contacté, ce dernier confirme avoir effectivement « travaillé sur la rétention de yachts russes à Monaco qui ont entraîné des pertes d’emplois au niveau local ». Mais il refuse de dévoiler le nom du commanditaire de cette campagne.

Il assure ne pas avoir payé le journaliste de BFM Rachid M’Barki qui a, lui aussi, certifié à sa direction ne pas avoir touché un euro pour ânonner ces brèves commandées. D’après l’une de nos sources, de telles prestations pourraient pourtant rapporter autour de 3.000 euros à l’unité au journaliste complice.

Plus de 30.000 faux avatars

L’exemple de BFM n’est pas le seul argument que Jorge agitera devant les journalistes sous couverture pour illustrer sa puissance de frappe. L’entreprise de désinformation dispose également d’une armée de faux profils, appelés avatars, pour diffuser les histoires favorables à ses clients. Cet outil, introuvable sur le web, s’appelle AIMS, pour « Advanced Impact Media Solutions ». En 2022, ce catalogue contenait plus de 30.000 faux profils, répartis aux quatre coins de la planète. Bien qu’inventés de toutes pièces, ils ont tous un nom, prénom, genre, date de naissance et une photo de profil volée à un internaute. Ils détiennent des comptes Twitter, Facebook, Instagram, Amazon, une adresse e-mail et parfois même un portefeuille de cryptomonnaies. Techniquement parlant (on vous épargne les détails), tout est conçu pour donner l’illusion d’un véritable internaute, afin d’échapper – avec succès – aux outils de détection automatique d’activité suspecte des Gafam.

Maxime Roussel, par exemple, a tout du Français banal. Il vit à Versailles, est fiancé, a plus de 400 amis sur Facebook et publie des articles comme des citations de rap. Mais d’après l’analyse menée par Le Monde, il s’agit d’un des faux profils qui partage occasionnellement… certaines brèves du « Journal de la nuit » de Rachid M’Barki, sur BFM TV. Ces faux individus sont donc utilisés par Jorge comme caisse de résonance, pour poster en rafale des commentaires sur les réseaux sociaux et faire monter une polémique, par exemple. Ces avatars sont même capables de coups plus vicieux. Jorge aurait utilisé la pseudo Shannon Aiken, jolie blonde de 38 ans, pour commander un sex toy sur Amazon à faire livrer au domicile d’un homme politique en pleine campagne électorale. Le tout accompagné d’un petit message. « Merci mon amour. C’était une nuit magnifique », laissant la femme du candidat imaginer un adultère. «  Après ça, on a fait fuiter l’histoire et le fait qu’il ne pouvait plus rentrer chez lui. La campagne s’est retournée  », prétend Jorge.

L’émeu Emmanuel n’est pas mort

Lors d’une séance filmée en caméra cachée, les mercenaires accepteront de faire une petite démonstration de leur système AIMS afin de prouver l’efficacité de cette armée numérique. Jorge accepte de propager un hashtag suggéré par les journalistes infiltrés : #RIP_Emmanuel, du nom d’un émeu devenu star d’internet à l’été 2022. Le but : faire circuler la rumeur que l’animal est mort prématurément pour tester l’efficacité des avatars AIMS. Le résultat est sidérant : cette information parfaitement fausse va devenir l’un des sujets tendance en Slovaquie, par exemple, obligeant la propriétaire de l’émeu à démentir l’information à ses 835.000 abonnés. « Je me suis réveillée pour découvrir que quelqu’un avait lancé une rumeur selon laquelle Emmanuel était MORT », écrit-elle. « J’ai littéralement couru jusqu’à la grange pour voir si c’était vrai. Il m’attendait à la porte, bien vivant et prêt pour les câlins. »

Cet exemple a surtout permis à la centaine de journalistes participant à l’enquête « Story Killers » de suivre le hashtag #RIP_Emmanuel pour identifier les faux profils de la galaxie Jorge. Un travail de fourmi qui a permis de remonter la piste d’une vingtaine de campagnes de désinformation sur quasiment tous les continents, dont il est complexe d’identifier le commanditaire. De la promotion du nucléaire en Californie au soutien du président sénégalais Macky Sall pour sa réélection en 2019, les avatars AIMS s’en sont également pris vertement à l’agence de sécurité sanitaire britannique, en 2021. L’armée de bots est encore à l’origine d’une campagne de dénigrement du lanceur d’alerte suisse Xavier Justo, ayant participé à révéler le scandale de corruption 1MDB en Malaisie. Elle a aussi volé au secours d’un ancien haut fonctionnaire mexicain, Tomas Zeron, sous le coup d’un mandat d’arrêt international (accusé notamment d’enlèvement et de torture). Mais d’après les profils créés par Jorge, il s’agit d’un «  innocent  » victime d’une campagne orchestrée par le «  président corrompu  » du Mexique.

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L’outil AIMS ne se contente pas de fournir des avatars. Dans sa dernière version présentée aux journalistes infiltrés, il propose aussi de créer du contenu automatisé. A partir de mots-clés donnés, l’intelligence artificielle peut accoucher en quelques secondes d’articles ou des commentaires, dans la langue de son choix, avec un ton « positif », « négatif » ou « neutre ». Par exemple, après avoir rapidement entré les mots « Tchad », « président », « frère » et « Deby », Jorge demande à l’intelligence artificielle, en présence des reporters infiltrés, de produire dix tweets négatifs sur le pouvoir tchadien. Douze secondes plus tard, les messages apparaissent : « Trop c’est trop, nous devons mettre fin à l’incompétence et au népotisme du président du Tchad, frère Deby », « Le peuple tchadien a suffisamment souffert sous le règne du président Frère Deby »… Un associé se félicite : «  Un opérateur peut gérer 300 profils, donc en deux heures, tout le pays parlera du récit (qu’on) veut.  » Rapide, redoutable et terriblement efficace.

Hacker des ministres

Ce n’est pourtant pas là l’arme la plus terrifiante de Jorge. Sous les yeux des journalistes sous couverture, il va prendre le contrôle de messageries privées de hauts responsables africains. Ces mercenaires basés en Israël ont accès à plusieurs messageries Telegram ou boîtes mail de personnalités, dont les comptes Gmail d’un homme d’affaires indonésien et d’un ministre du Mozambique, ainsi que le compte Telegram de deux officiels kényans. Jorge montrera qu’il est capable d’envoyer un message au nom d’un secrétaire d’Etat kényan sans que ce dernier s’en aperçoive. Infiltré dans la messagerie d’une victime, il peut se faire passer pour elle auprès de ses contacts et leur écrire ce qui lui plaît. Forbidden Stories a pu constater, chez l’un des destinataires, que cette supercherie fonctionnait, sans que l’on sache comment la société était parvenue à accéder frauduleusement à ces messageries privées.

 

 

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