Dans un ouvrage drôle et percutant, l’essayiste suédoise Katrine Marçal revient sur l’une des plus fameuses théories économiques. Et pas mal d’autres certitudes.

Montage Slate d'une gravure d'Adam Smith et de la couverture du livre «Le Dîner d'Adam Smith»  | James Tassie via Wikimedia / Éditions Les Arènes
Montage Slate d’une gravure d’Adam Smith et de la couverture du livre «Le Dîner d’Adam Smith» | James Tassie via Wikimedia / Éditions Les Arènes

Des sphères politiques jusqu’à la vie domestique, la société n’a pas attendu 2019 pour donner le moins de visibilité possible aux femmes et à leur travail. Dans le meilleur des cas, celui-ci a souvent été considéré comme moins convaincant que celui des hommes, de façon totalement biaisée (ça fonctionne même avec la bière). Le reste du temps, on a souvent considéré que le travail des femmes n’en était pas, et qu’il était tout à fait normal qu’elles gèrent la logistique familiale du matin jusqu’au soir.

Pour Katrine Marçal, il était temps de mettre les pieds dans le plat. Dans l’essai Le Dîner d’Adam Smith, qui vient de paraître aux éditions Les Arènes, la journaliste suédoise basée à Londres décide de questionner le monde économique en montrant comment il a totalement laissé les femmes de côté et quelles sont les conséquences directes ou indirectes de cette invisibilisation.

L’exemple du philosophe et économiste écossais Adam Smithouvre le livre. Considéré comme le père des sciences économiques modernes, il est à l’origine du libéralisme économique. Parmi les idées les plus célèbres qui lui sont dues, il y a la théorie de la main invisible, développée dans La Richesse des nations, selon laquelle c’est en poursuivant des objectifs individuels que les individus contribuent au bien-être général.

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L’idée, c’est que si votre boulanger produit les meilleurs croissants possibles, ce n’est pas parce qu’il vous aime très fort et qu’il veut votre bonheur, mais tout simplement parce qu’il veut que vous lui permettiez de faire du profit en achetant vos croissants chez lui plutôt que chez le concurrent. De même, les dirigeant·es d’entreprise veulent avant tout augmenter leur marge, mais ce désir égoïste va contribuer malgré tout à faire croître la richesse de leur pays. La main invisible, c’est cet élan qui va les conduire à participer au bien commun alors que seul leur intérêt personnel leur importe.

Travail invisible

Katrine Marçal prend un autre exemple, celui du steak qu’Adam Smith déguste au dîner:

«Quand Adam Smith, lui, trouvait son dîner servi à table, il ne se disait pas que c’était parce que son boucher et son boulanger l’aimaient bien –mais que c’était dans leur intérêt de faire du commerce. L’intérêt personnel avait posé le dîner d’Adam Smith sur sa table. À moins que… Qui en réalité avait préparé ce steak?»

Éternel célibataire, Adam Smith a passé le plus clair de sa vie avec sa mère. C’est elle qui allait acheter son steak et le lui préparait, explique Katrine Marçal. Sauf que la théorie de la main invisible n’intègre pas ce paramètre. Si Adam Smith se réjouit de chaque bouchée de viande ingurgitée, ce n’est pas uniquement grâce à son boucher (l’a-t-il seulement déjà rencontré?), ni à l’éleveur bovin qui a fourni l’animal mort. Chaque soir, la mère d’Adam Smith préparait son dîner, dans l’ombre. Chaque jour, elle s’occupait aussi de son linge et de la bonne tenue de la maison où il vivait avec elle. Du travail gratuit et invisible, absolument jamais pris en compte (à ce sujet, vous devriez lire ce livre de Maud Simonet).

«Hors de portée de la main invisible, il y a le sexe invisible»

Katrine Marçal, autrice du Dîner d’Adam Smith

Le premier chapitre du Dîner d’Adam Smith se termine par ces deux phrases: «On ne sait pas pourquoi la mère d’Adam Smith a pris soin de son fils. On sait juste qu’elle l’a fait». Voilà. Non seulement tous les domaines liés au care (le fait de prendre soin d’autrui) sont systématiquement attribués aux femmes comme si c’était dans leur nature, ce qui explique par exemple pourquoi il y a aussi peu de puériculteurs et d’infirmiers, mais il est de bon ton de n’en avoir absolument rien à faire. Pourquoi s’interrogerait-on sur la mère d’Adam Smith, étant donné qu’il est considéré comme parfaitement normal le fait qu’elle prenne soin de son fiston à tout âge?

Katrine Marçal écrit aussi: «Mettre au monde des bébés, élever des enfants, cultiver un potager, faire la cuisine pour la maisonnée, traire la vache de la famille, confectionner des vêtements pour ses proches ou prendre soin d’Adam Smith de sorte qu’il puisse écrire La Richesse des nations: rien de tout cela n’est comptabilisé comme une “activité productive” dans les modèles économiques standard. Hors de portée de la main invisible, il y a le sexe invisible».

Misogynie générale

Pour Catherine Sofer, professeure émérite d’économie à Paris 1 – Panthéon Sorbonne, cette misogynie ne peut pas être reliée de façon aussi affirmée au libéralisme. «Adam Smith trouvait son dîner servi à table, bien sûr, préparé par des femmes de façon invisible, bien sûr, mais comme tous les hommes de son époque, qu’ils soient libéraux ou non. Il ne fait que refléter la misogynie ambiante. À vrai dire, le sexisme généralisé, comme les rares écrits féministes du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, traversent tous les courants de pensée. On les trouve chez les libéraux comme chez les socialistes: les prises de position relatives aux femmes, par exemple à leur intégration sur le marché du travail, mais également sur le plan théorique, ne recoupent, ni les clivages politiques, ni les affrontements méthodologiques.»

Chez les économistes du XIXe siècle, raconte Catherine Sofer, il se trouvait de nombreux libéraux (comme Marshall, Jevons ou Walras), «mais également des socialistes fabiens anglais, pour demander des mesures restreignant le travail des femmes, alors que d’autres économistes libéraux, comme J.S Mill (1848) ou P. Leroy-Baulieu (1873), en France, défendaient l’accès des femmes au marché du travail».

«Aujourd’hui, ajoute cette spécialiste en économie du travail et en économie de la famille, la plupart des nombreux travaux visant précisément à ajouter la mesure du travail domestique dans le PIB, à formaliser l’apport du travail domestique dans la famille et à remettre en cause la division genrée du travail, s’adossent aux recherches d’un autre économiste libéral, par ailleurs plutôt misogyne, G.S Becker (1981), qui le premier a intégré la production domestique dans la théorie économique standard.»

Le livre de Katrine Marçal ne s’arrête pas au cas d’Adam Smith. Celui-ci n’a d’ailleurs pas été le point de départ de sa réflexion, me confie-t-elle: «Pour tout vous dire, dans la première version du livre, l’histoire d’Adam Smith et de sa mère arrivait bien plus loin. En fait, l’idée de base du livre m’est venue progressivement à l’époque où je couvrais la crise financière de 2008-2009. À ce moment, les gens ont commencé à critiquer les théories économiques qui n’avaient pas permis de prévoir l’effondrement qui venait de se produire. J’ai fini par réaliser que la plupart des choses qu’on a pu dire à cette époque-là avaient déjà été dites par des féministes, économistes ou non, depuis des dizaines d’années. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire un ouvrage populaire en adoptant cet angle».

Hélène de Virieu, éditrice en sciences humaines pour la maison d’édition Les Arènes, estime que Le Dîner d’Adam Smith est une réussite dans un genre qu’elle nomme «gonzo-économie». «Katrine Marçal décortique un système avec rage et humour, en y mêlant son parti-pris et sa vie. Quand nous avons présenté le livre en interne, toutes les femmes de l’équipe ont exprimé leur envie de le lire, ce qui est très bon signe.» Effectivement très drôle, c’est à coup sûr l’ouvrage idéal pour s’initier à l’économie féministe même si on ne dispose pas particulièrement des bases (ce qui est le cas de l’auteur de ces lignes, en toute franchise).

L’«homme économique» tue

L’humour n’empêche par Katrine Marçal d’explorer son sujet à fond. Bien au-delà de l’histoire de la mère d’Adam Smith, qui pourrait presque sembler anecdotique, elle explique comment le monde a été dramatiquement modifié par l’invisibilisation des femmes au profit d’un seul et unique modèle: celui de l’«homme économique». Il n’est plus guère possible de rire lorsque la journaliste explique que cette économie centrée sur les hommes influe notamment sur le taux de mortalité des femmes:

«Si la vie des hommes est précieuse, celles des femmes l’est plus encore. Or, paradoxalement, on donne prioritairement de la nourriture aux hommes et ce sont eux qui bénéficient de soins médicaux. Cela se traduit par des taux de mortalité élevés chez les femmes dans certaines régions d’Afrique du Nord, de Chine et d’Asie du Sud. Parce qu’un garçon apporte de la valeur économique à sa famille, on recourt à la technologie moderne pour identifier in utero le sexe du foetus. Des avortements de filles parce qu’elles sont des filles interviennent en Asie du Sud, en Chine et en Corée du Sud, ainsi qu’à Singapour et Taïwan.

En Chine, il y a 107 hommes pour 100 femmes. En Inde, 108. L’économiste Amartya Sen a calculé que si les femmes recevaient des soins et de la nourriture en même quantité que les hommes, on en compterait 100 millions de plus sur terre. Ces 100 millions de “femmes en moins” sont la conséquence la plus extrême d’un système où 70% des pauvres, dans le monde, sont des femmes. Alors que 1% de la population des États-Unis gagne un quart du revenu cumulé. Et que de riches familles à Hong Kong, Palm Beach ou Budapest font nettoyer leurs maisons et prendre soin de leurs enfants par des femmes de ménage ou des nourrices qui elles-mêmes vivent dans des taudis.»

«On ne peut que déplorer l’ensemble des faits relevés justement par Katrine Marçal, mais ni Adam Smith, ni l’ultra-libéralisme n’y sont pour grand-chose»

Catherine Sofer, professeure émérite d’économie à Paris 1 – Panthéon Sorbonne

Là aussi, Catherine Sofer s’inscrit en faux sur les liens effectués entre les constatations de la journaliste et l’ultra-libéralisme. «On ne peut que déplorer l’ensemble des faits relevés justement par Katrine Marçal, mais ni Adam Smith, ni l’ultra-libéralisme n’y sont pour grand-chose: l’infériorisation des femmes en Asie provient plutôt, soit du système de la dot comme en Inde, soit de ce que ce sont plutôt les garçons qui sont en charge de transmettre les valeurs familiales et de veiller sur leurs vieux parents, dans une tradition confucéenne, comme en Chine et d’autres pays d’Asie. Il s’agit d’une culture locale bien antérieure au libéralisme et qui a même résisté, pour la Chine, aux valeurs communistes plus égalitaires de ce point de vue.»

Il serait donc un peu abusif de tout mettre sur le dos du libéralisme, confirme la professeure. «C’est bien grâce à des économistes travaillant dans le cadre de la théorie économique standard, donc héritière d’Adam Smith, que l’accent est mis aujourd’hui, en particulier dans les institutions internationales, sur l’importance de cibler prioritairement les femmes dans les programmes sociaux des pays en développement, suivant en cela les recommandations liées aux résultats des modèles récents en théorie économique de la famille.»

Repenser l’enseignement, sans le révolutionner

L’essai de Katrine Marçal n’est en rien porté par une envie de révolutionner au sens propre les sciences économiques ou leur enseignement. Même si certains passages pourraient donner l’impression que, selon elle, des noms aussi célèbres qu’Adam Smith ou John Maynard Keynes (qui en prend lui aussi pour son grade dans l’ouvrage) ne devraient plus être enseignés dans les lycées. Katrine Marçal s’inscrit en faux: «C’étaient tous deux de grands économistes, et je suis une grande admiratrice de Keynes à plus d’un titre… J’ai conscience d’être dure avec Adam Smith à cause de sa façon d’écarter les femmes de l’équation, mais il est loin de n’avoir écrit que La Richesse des nations! Par exemple, dans sa Théorie des sentiments moraux, il présente une version plus nuancée de ce qui fait avancer les êtres humains».

En réalité, ajoute Katrine Marçal, c’est moins Adam Smith qui pose problème que l’interprétation populaire de ses écrits. «Comme je le dis dans mon livre, la fameuse “main invisible” n’est pas tant mentionnée que cela par Adam Smith, mais c’est devenu l’élément central de son travail tel qu’il est désormais enseigné dans les lycées et les universités. Je crois que cela a davantage à voir avec notre époque qu’avec Adam Smith.»

Pour en revenir à la façon d’enseigner les sciences économiques, la journaliste suédoise pense cependant que de menus changements pourraient être apportés: «Il faut enseigner l’économie de façon différente. Les étudiants et étudiantes ont besoin qu’on leur présente une plus grande variété de points de vue sur l’économie, et de voir cette discipline non pas comme une science naturelle, c’est-à-dire comme un ensemble de règles immuables qui peuvent s’appliquer à tout, mais comme une science sociale. Il faut parler davantage des vraies gens, des vrais marchés et des vrais problèmes, pas juste se contenter de modèles abstraits et d’équations». Les profs de sciences et économiques et sociales n’apprécieront pas forcément.

«Il faut également davantage de femmes dans cette discipline», conclut Katrine Marçal, en parlant aussi bien des enseignantes que des économistes étudiées. On terminera avec ce chiffre: en France, en 2014, il y avait 48,9% de femmes chez les profs de SES. Une quasi parité à remettre cependant en perspective avec le fait que la même année, 62,1% des profs de lycées étaient des femmes.