Les organisations pro-avortement craignent que la décision de la Cour suprême aux Etats-Unis galvanise leurs opposants et freine les avancées enregistrées sur le continent.
Le démantèlement du droit à l’avortement aux Etats-Unis pourrait coûter cher aux Africaines. C’est le constat pessimiste que dressent ONG et militantes pour l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en Afrique subsaharienne. « La décision de la Cour suprême risque de porter préjudice aux droits des femmes africaines pour des décennies », s’inquiète ainsi la Camerounaise Mallah Tabot, conseillère technique à la Fédération internationale des plannings familiaux (IPPF), une ONG basée à Nairobi.
Dans cette région où le taux de grossesses non planifiées est le plus élevé au monde (91 pour 1 000 femmes, contre 64 à l’échelle mondiale), 92 % des femmes vivent dans un Etat où l’avortement est très restreint voire interdit, d’après le centre de recherche Guttmacher Institute. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 77 % des IVG pratiquées en Afrique subsaharienne ne sont pas sécurisées, ce qui entraîne 15 000 décès évitables chaque année, des suites d’une infection ou d’une septicémie. Parmi les 8 millions de Subsahariennes ayant eu recours à l’IVG entre 2015 et 2019, la plupart sont des élèves adolescentes, pas encore mères et résidant en zones urbaines.
Sur les 48 pays subsahariens, seuls l’Afrique du Sud, Sao Tome-et-Principe, le Cap-Vert et la Guinée-Bissau autorisent actuellement l’avortement sans restrictions et jusqu’à douze semaines. Une large majorité l’approuve lorsque la santé générale de la mère est en danger. Mais six autres le criminalisent (Sénégal, Mauritanie, Angola, Congo-Brazzaville, Madagascar, Sierra Leone), même en cas de viol ou d’inceste.
Des progrès significatifs ont tout de même été réalisés ces vingt dernières années, notamment depuis l’élaboration du Protocole de Maputo, en 2003. Ce texte, capital en matière de droits des femmes africaines, garantit l’accès à l’IVG en cas de viol, d’inceste, de danger pour la santé ou la vie de la mère ou du fœtus. Depuis son adoption, 42 Etats du continent l’ont ratifié et 21 ont assoupli leur législation sur l’avortement.
« C’est du pain bénit pour nos détracteurs »
Mais depuis l’annonce américaine, les organisations pro-avortement officiant sur le continent redoutent que ces avancées majeures subissent un coup d’arrêt ou de sérieux dommages. « Au Malawi, au Maroc ou en Sierra Leone, les réformes en faveur de l’IVG stagnent depuis plusieurs années. Nous craignons que le poids politique des Etats-Unis prolonge encore cette situation et aggrave la souffrance inutile des femmes », alerte Naisiadet Mason, directrice des politiques publiques du Guttmacher Institute.
Une autre répercussion pourrait être la mise à l’arrêt des programmes d’accès à l’IVG sécurisé là où la pratique est légale. Car voter une loi ne suffit pas à garantir un avortement sans danger. La quinzaine de pays subsahariens qui autorisent l’IVG en cas de viol, d’inceste ou de malformation fœtale grave ne facilitent toujours pas son accès.
« Il faut former le personnel, mettre à disposition le matériel nécessaire et sensibiliser les femmes sur leurs droits pour ne pas qu’elles se tournent vers la clandestinité et mettent leur vie en danger. Les anti-IVG pourraient profiter de la volte-face américaine pour freiner la mise en œuvre de toutes ces mesures dans les pays qui ont légalisé l’avortement il y a peu, comme le Bénin, et pousser à faire annuler les lois », anticipe Sarah Shaw, responsable du plaidoyer à Marie Stopes International (MSI), une ONG historique qui offre des services de contraception dans 17 pays africains.
Les militants des droits sexuels et reproductifs redoutent aussi des opposants galvanisés par la décision de la plus haute juridiction américaine. Ainsi au Sénégal, où, selon le Guttmacher Institute, 51 500 femmes ont eu recours à l’avortement en 2014 malgré sa prohibition même en cas de viol, d’inceste et d’anomalie fœtale, les féministes font face depuis plusieurs années à une puissante offensive des courants religieux. L’arrêt de la Cour suprême en a sidéré plus d’une. « Ce retour en arrière, c’est du pain bénit pour nos détracteurs. Ils vont s’en servir pour nous attaquer et contrer notre action », craint la journaliste et militante féministe Fatou Warkha Samb.
Un effet potentiellement paralysant sur le terrain qu’évoquent nombre d’organisations qui promeuvent la santé reproductive. « Quand un pays qui siège au Conseil de sécurité de l’ONU s’engage dans cette direction, il envoie le message qu’il est normal de discriminer les femmes, de refuser à la moitié de la population mondiale l’accès aux soins de santé de base. Ce discours va renforcer les groupes extrémistes anti-femmes en Afrique », regrette Sarah Shaw.
Le continent, cible des ultra-conservateurs
Cette crainte est d’autant plus partagée que bien avant l’abrogation de l’arrêt Roe vs Wade, le continent africain était devenu la cible de la droite évangélique et ultraconservatrice américaine. D’après le média britannique OpenDemocracy, des associations issues de cette mouvance ont déversé, entre 2009 et 2019, 54 millions de dollars (environ 48 millions d’euros à l’époque) dans des campagnes contre l’avortement et les droits des homosexuels. « Ces fonds ont un réel impact sur l’accès aux droits reproductifs, car ils influencent les lois et les opinions publiques », constate Mallah Tabot, de l’IPPF.
Reste la question des répercussions sur les financements des programmes d’accès à l’IVG. Bien que la « règle du bâillon mondial », qui interdisait aux ONG financées par des aides américaines de favoriser l’avortement dans le monde, ait été révoquée par Joe Biden dès sa prise de pouvoir, les associations craignent son retour en cas d’élection d’un président républicain en 2024. Instaurée en 1984 par Ronald Reagan, la mesure a sans cesse été annulée par les présidents démocrates, puis remise en place par les républicains.
« Si cela se produisait, l’impact sur les populations africaines serait massif. Les ONG qui fournissent des services d’avortement ne seraient alors plus en mesure de soutenir la planification familiale. On risque une augmentation des grossesses non voulues et des avortements à risque », estime Sarah Shaw, rappelant qu’un tel effet avait été observé sous le mandat de Donald Trump.
Loin de se limiter au contexte américain, l’offensive contre le droit à l’avortement semble rayonner à l’échelle mondiale. Ainsi, en décembre 2020, 35 pays (dont seize africains) réunis en marge de l’Assemblée mondiale de la santé, à Genève, sous l’égide des Etats-Unis, ont approuvé une déclaration ouvertement opposée à l’IVG. Le texte, appelé Déclaration de consensus de Genève et dont l’objectif est de « protéger la vie à tous les stades », stipule qu’il n’y a « pas de droit international à l’avortement, ni d’obligation des Etats de financer ou de faciliter l’avortement », et appelle les Nations unies à « respecter les lois nationales […] sans exercer de pression extérieure ».
Face à cette offensive anti-IVG massive et malgré leurs craintes, les militantes pour la liberté reproductive ne cèdent pas au découragement. Au Sénégal, le groupe de travail qui réunit depuis 2013 des associations féministes, des députés et des médecins plaidant pour l’autorisation de l’IVG en cas de viol et d’inceste, se dit serein. « Notre action ne sera pas limitée par ce que décide une juridiction américaine. Nous travaillons sur un projet de loi que nous déposerons au ministère de la justice », promet l’ancienne magistrate Dior Fall Sow, membre de cette « task force ».
« Les Etats-Unis régressent, mais d’autres pays avancent en matière de droits des femmes. Le Bénin et le Kenya ont fait un pas majeur dans le respect des droits des femmes et des filles en autorisant récemment l’accès à l’avortement sécurisé. Les pays africains peuvent s’en inspirer comme modèles. Mais les gouvernements africains doivent aussi prendre la mesure de la menace que représentent les groupes extrémistes anti-genre pour les femmes et pour la démocratie », conclut Mallah Tabot.
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