La médicalisation de l’accouchement constitue une avancée majeure pour la santé des femmes et des enfants puisqu’elle a permis de réduire les taux de mortalité maternelle et infantile ainsi que les complications liées à la grossesse et l’accouchement. Elle peut toutefois également conduire à des actes et comportements qui ne respectent pas l’intégrité physique, mentale et sociale des femmes, voire à des pratiques non justifiées sur un plan médical.

Si de nombreux travaux en sciences sociales pointent depuis plusieurs décennies ces effets pervers de la biomédicalisation dans le suivi gynécologique et obstétrical, ce n’est que récemment qu’ils sont analysés sous l’angle des « violences », à travers le concept de « violences gynécologiques et obstétricales », même si le volet gynécologique de ces violences peine encore à émerger dans la sphère publique et académique. Les éléments mobilisés pour définir ce concept varient selon le contexte politique, économique et social du pays ou de la région. Ils oscillent entre ce que Miller et al. nomment le « too little, too late », qui caractérise essentiellement les pays du Sud avec une sous-utilisation des services de santé, des ressources humaines et des plateaux techniques insuffisants, de multiples formes de négligence et des taux de mortalité maternelle et infantile élevés, et le « too much, too soon » qui se rapporte aux routines de surmédicalisation, sans justification rationnelle, des pratiques abusives et mutilantes et qui caractérise plutôt les pays du Nord dits « riches ».

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) met en garde aujourd’hui contre l’usage excessif de certaines pratiques et contre le non-respect de la physiologie, alerte sur les violences faites aux femmes au cours de leur accouchement en institution de santé et dénonce les traitements irrespectueux et abusifs, c’est-à-dire non médicalement justifiés. Elle appelle l’ensemble des États à prévenir et éliminer ces pratiques dans le monde entier et prône une « expérience positive de l’accouchement ». Plus récemment, en 2019, le Conseil de l’Europe a à son tour adopté une résolution sur les violences obstétricales et gynécologiques et rédigé des recommandations pour veiller au respect des femmes et de leurs droits.

Apparition du concept de « violences gynécologiques et obstétricales »

En France, comme dans la majorité des pays occidentaux, l’institutionnalisation et la technicisation des accouchements apparaissent dans les années 1950 et 1960 lors du mouvement de modernisation des hôpitaux, le développement d’appareils de surveillance de la mère et du fœtus, et la diffusion de l’analgésie péridurale et de la césarienne . L’appropriation considérée comme excessive du corps des femmes par l’institution médicale fait l’objet de critiques et revendications des mouvements féministes dès les années 1970. Mathieu Azcue et Laurence Tain (L’émergence du concept de « violence obstétricale » au prisme des militantes associatives) documentent la diversité de ces mouvements de résistance contre la biomédicalisation de l’accouchement, qui reflète les postures féministes de l’époque.

En 2017, la polémique autour des violences obstétricales devient une affaire d’État : la secrétaire d’État, Marlène Schiappa, commande un rapport institutionnel au Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Ce rapport, publié en 2018, donne la voix aux femmes à travers des témoignages, et il souligne le lien entre sexisme et violences durant le suivi gynécologique et obstétrical.

Il définit les violences gynécologiques et obstétricales comme les « actes sexistes les plus graves qui peuvent se produire dans le cadre du suivi gynécologique et obstétrical des femmes. Les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical sont des gestes, propos, pratiques et comportements exercés ou omis par un·e ou plusieurs membres du personnel soignant sur une patiente au cours du suivi gynécologique et obstétrical et qui s’inscrivent dans l’histoire de la médecine gynécologique et obstétricale, traversée par la volonté de contrôler le corps des femmes (sexualité et capacité à enfanter). Ils sont le fait de soignant.e.s – de toute spécialité – femmes et hommes, qui n’ont pas forcément l’intention d’être maltraitant.e.s. Ils peuvent prendre des formes très diverses, des plus anodines en apparence aux plus graves ».

Le rapport français souligne que toutes les femmes peuvent être confrontées à des violences gynécologiques et obstétricales. Cependant, des caractéristiques sociales exposent particulièrement certaines femmes, telles que l’âge, la classe sociale, l’origine socioculturelle, l’orientation sexuelle, le handicap, la présence de certaines pathologies (VIH/sida), le statut marital, la prostitution, le statut migratoire.

La forte contribution de l’Amérique latine dans l’origine du concept

Si cette notion de « violences obstétricales » a émergé récemment en France et en Europe, elle s’était déjà imposée depuis plusieurs années en Amérique latine. Dès le début des années 2000, des féministes ont publié des articles décrivant les violences verbales, physiques et sexuelles vécues par certaines femmes à l’hôpital, ainsi que des données sur l’usage parfois inapproprié et abusif de certaines pratiques médicales [14-18]. Sous la pression des associations militantes, le Venezuela a été le premier pays au monde à inscrire « les violences obstétricales » dans sa loi nationale. Il définit les violences obstétricales comme une appropriation du corps des femmes et de leurs processus de reproduction par le personnel de santé. La loi mentionne que cette appropriation prend la forme d’une déshumanisation des soins, d’un abus de médicalisation et/ou d’une pathologisation des processus naturels. Plusieurs autres pays d’Amérique latine comme l’Argentine, le Mexique, le Brésil et l’Uruguay ont suivi la voie juridique du Venezuela .

Cependant, la mise en œuvre effective de ces lois est difficile à évaluer. L’article d’Alicia Márquez Murrieta montre à cet égard que certaines violences gynécologiques et obstétricales restent impensées malgré les mesures légales. L’auteure revient sur les césariennes non nécessaires au Mexique, qui sont rarement appréhendées comme des violences dans les pratiques et dans la littérature scientifique (Les césariennes non nécessaires et la violence obstétricale au Mexique). Par ailleurs, ces lois peuvent être confrontées à d’autres lois et politiques publiques qui vont à l’encontre des droits des femmes. Ces violences se voient par exemple exacerbées par la pénalisation de l’avortement dans certains pays. L’article de Pitta Lima et al. (Violences gynécologiques-obstétricales, technologies et avortement dans une maternité publique du nord-est du Brésil) revient sur la prise en charge des avortements spontanés et provoqués dans le nord-est du Brésil, et montrent que les pratiques médicales n’échappent pas à la moralisation de l’avortement et sont empreintes de fortes inégalités de genre.

Les mots pour le dire

Claire Michel et Claire Squires montrent l’importance de l’émergence du concept de « violences obstétricales » puisqu’il permet de libérer la parole et l’écoute et de « questionner le domaine de la naissance, qui, tout au long de l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, a été l’objet de nombreux impensés ». C’est ainsi l’occasion pour tou·te·s les professionnel·le·s de santé, expliquent-elles, « d’interroger à nouveau les bouleversements psychiques et émotionnels de l’arrivée d’un enfant, mais aussi des pratiques hospitalières de l’ordre de l’habitude voire de la croyance, ainsi que leurs impacts subjectifs, que ce soit sur les mères ou sur les soignants eux-mêmes ».

Dans la littérature scientifique, les termes utilisés pour décrire ces pratiques inappropriées, irrespectueuses et abusives sont discutés depuis quelques années. Alors que certain·e·s auteur·e·s mobilisent depuis le début des années 2000 le terme de « violence » envers les femmes ou de genre , d’autres préfèrent utiliser les termes de « manque de respect et mauvais traitements » (disrespect and abuse during childbirth). Bohren propose d’utiliser le terme de « maltraitance des femmes au cours de leur accouchement » (mistreatment of women during childbirth) pour placer enfin les femmes au centre de l’expérience et de l’analyse. Stéphanie Batram-Zantvoort et al. (“Un regard théorique sur l’intégrité à la naissance : médicalisation, théories du risque, embodiment et intersectionnalité”) proposent ici la terminologie d’« intégrité à la naissance » qui permet d’appréhender les interactions irrespectueuses et les pratiques abusives lors de l’accouchement dans leur dimension globale et transversale. À l’inverse, certain·e·s auteur·e·s défendent l’utilisation du concept de « violences obstétricales » afin de rendre visible la dimension structurelle de cette violence, et de l’appréhender comme une violence de genre  qui s’inscrit dans le continuum des violences faites aux femmes.

Au-delà du concept mobilisé pour les définir et les analyser, la réalité des violences gynécologiques et obstétricales se décline différemment selon le contexte local, national et régional. Néanmoins, les différentes définitions révèlent certains éléments d’analyse communs : le non-respect de l’intimité et de la pudeur, le manque d’information, l’absence de consentement des femmes, les actes, paroles ou pratiques abusives. L’article de Leslie Fonquerne (« C’est pas la pilule qui ouvre la porte du frigo ! » : Violences médicales et gynécologiques en consultation de contraception) décrit avec finesse les violences qui peuvent être exercées lors d’une consultation de contraception.

Effets iatrogènes des violences gynécologiques et obstétricales

Concernant l’accouchement, les épisiotomies et les césariennes sont deux exemples qui illustrent des pratiques médicales qui ne sont pas toujours justifiées médicalement et/ou réalisées avec le consentement libre et éclairé des femmes. Certains pays et régions du monde, affichent des taux de césarienne bien supérieurs à ceux recommandés par l’OMS, taux au-delà duquel elle est n’est plus considérée comme justifiée médicalement. Lorsqu’elle est justifiée, la césarienne prévient efficacement la morbidité et la mortalité maternelle et néonatale. Mais cette pratique est également associée à des risques plus élevés à court et à long terme, qui peuvent être présents encore plusieurs années après l’accouchement, affectant la santé de la mère, de l’enfant et les grossesses ultérieures . L’épisiotomie, quant à elle, est une des pratiques chirurgicales la plus pratiquée dans le monde, alors qu’aucune étude n’a jamais prouvé son efficacité. Lorsqu’elle est pratiquée de façon systématique, elle entraînerait selon certains travaux davantage de déchirures périnéales et de complications.

Ainsi, les violences gynécologiques et obstétricales peuvent avoir des conséquences sur la santé physique mais aussi mentale et sociale. La loi vénézuélienne précise que les violences obstétricales entraînent une perte d’autonomie des femmes et une perte de capacité à décider librement de leur corps et de leur sexualité, ce qui a un impact négatif sur leur qualité de vie. Les violences peuvent entraîner un sentiment de culpabilité, une perte de l’estime de soi, et/ou entraîner un état de stress post-traumatique . Elles peuvent aussi avoir un impact sur le suivi gynécologique, obstétrical et plus généralement médical conduisant certaines femmes à renoncer aux soins médicaux, voire à une errance médicale [10, 30]. Elles peuvent enfin retentir sur la vie professionnelle, familiale, amicale et intime des femmes avec dans certains cas une altération de la relation de couple, de la vie sexuelle et une dégradation de la relation avec l’enfant.

Quelles alternatives ?

Face à cette « techno-bio-médicalisation » de l’accouchement, des mobilisations ont émergé pour dénoncer ces pratiques et proposer des alternatives.

En France, dès les années 1950, et surtout dans les années 1970, on assiste à l’émergence de la notion de « naissance sans violence ».

En Amérique latine, le concept d’« accouchement humanisé » s’est fortement structuré à travers la création en 2000 d’un réseau régional pour l’humanisation de l’accouchement et de la naissance (RELACAHUPAN selon son acronyme espagnol) . Ce réseau revendique une prise en charge plus respectueuse, personnalisée et démédicalisée de l’accouchement et se positionne contre le modèle technocratique de la naissance . Le concept d’« accouchement humanisé » circule aujourd’hui de façon globale notamment par le biais de la coopération japonaise (JICA) qui exporte ce modèle dans différents pays d’Asie du Sud-Est et d’Afrique de l’Ouest.

L’article d’Émilie Gelinas (L’impact d’une intervention d’humanisation des accouchements sur l’expérience de soins des femmes) étudie la réception d’un projet d’humanisation de l’accouchement au Sénégal et souligne le rôle déterminant des moyens matériels et de l’accueil des soignant·es pour la réelle mise en place et efficacité de ce projet.

En France, le Ciane (Collectif inter-associatif autour de la naissance) milite depuis plusieurs années pour que les voix des femmes soient entendues, leurs récits analysés dans les services des maternités et pour que les professionnel·les de santé soient informés de ces violences afin de mieux les prévenir.

Le Ciane a également été un acteur central dans la lutte depuis les années 2000 pour l’ouverture de maisons de naissances en France [35]. En 2016, huit maisons de naissances sont mises en place à titre expérimental par le gouvernement français [36] : six dans l’Hexagone, deux dans les territoires d’outre-mer (Guadeloupe et île de la Réunion). L’objectif est de proposer des lieux d’accueil alternatifs pour les femmes présentant un accouchement physiologique ainsi qu’un accompagnement global à la naissance. En octobre 2020, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale a prolongé l’expérimentation de ces huit maisons de naissances et a autorisé l’ouverture de 12 maisons supplémentaires. Cette nouvelle mesure permettra à davantage de femmes d’accoucher dans ces structures, qui n’ont pu accueillir en 2018 que 506 femmes (soit 0,7 % des naissances cette même année) .

Dans le spectre des alternatives démédicalisées possibles, certaines militantes revendiquent une meilleure considération de l’accouchement à domicile. En France, contrairement à d’autres pays européens comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne, la possibilité d’accoucher en dehors de l’institution médicale est très limitée. L’accouchement à domicile n’est pas une altern ative reconnue par l’État [38] et reste souvent considéré comme dangereux par les obstétricien·ne·s. Pour autant, accoucher à domicile permet aux femmes d’être entourées de leur proche et famille, tout en étant accompagnées d’une sage-femme. Ce choix est d’ailleurs fréquemment sous-tendu par le souhait de se protéger des violences gynécologiques et obstétricales et d’échapper à la surmédicalisation de l’accouchement .

Ce dossier propose donc d’analyser l’émergence du concept de « violences gynécologiques et obstétricales » en France et à l’international dans la sphère publique et politique. À partir de travaux en sciences sociales menés dans différentes disciplines et dans différents pays, il offre une nouvelle approche scientifique de la prise en charge médicale en gynécologie et obstétrique qui met en lumière les dysfonctionnements des systèmes de soins liés au manque de moyens matériels et humains, les limites de la biomédicalisation et une volonté des femmes désormais palpable de retrouver leur autonomie et pouvoir de décision sur leur corps. Ces violences ne se limitent pas à la sphère obstétricale, comme le montre l’article de Leslie Fonquerme. Mais, hormis le Collectif Stop aux violences obstétricales et gynécologiques, les mobilisations et revendications politiques dénonçant les violences gynécologiques sont plus sporadiques et les recherches qui appréhendent les consultations gynécologiques sous l’angle des violences sont tout aussi rares.

Ce dossier a été préparé avant la survenue de la pandémie de COVID-19 et la crise sanitaire et sociale qui en a résulté avec un impact négatif sur la santé reproductive et sexuelle et l’exercice des droits en la matière, à travers notamment une accentuation des vulnérabilités sociales [40]. La pandémie a en effet obligé à réorganiser, parfois dans la précipitation et sans instructions médicales, institutionnelles et gouvernementales, les soins, y compris dans les maternités. Elle a par ailleurs accentué les difficultés d’accès aux services de santé, mais aussi le stress et l’incertitude des professionnel·les de santé et des femmes. Très vite, des pratiques médicales qualifiées d’abusives ont à nouveau été documentées dans différentes régions du monde. Parmi ces pratiques, des césariennes systématiques chez des patientes positives au SARS-CoV-2 ont été rapportées, mais aussi le recours à des instruments (forceps, spatules ou ventouse) pour éviter que la patiente ne pousse lors des efforts expulsifs. Enfin, certaines femmes testées positives se sont vues séparées de leur nouveau-né pendant quatorze jours avec une contre-indication à l’allaitement maternel [41, 42]. Aucune de ces pratiques ne reposait alors sur des preuves scientifiques (evidence-based medicine). Les suivis gynécologiques et obstétricaux pendant la crise de la COVID et leurs effets sur le vécu des femmes et de leur famille ainsi que sur les professionnel·le·s de santé méritent d’être documentés et analysés pour comprendre les impacts de la crise sanitaire et éviter que de telles violences ne se reproduisent à l’avenir.


Notes :

En sciences sociales, notamment dans les études de genre, on parle aujourd’hui plutôt de « biomédicalisation » pour mieux prendre en compte les transformations et surtout la technicisation de la médicalisation de la santé.

Voir numéro spécial des Cahiers du genre sur les violences obstétricales (à paraître), coordonné par Clémence Schantz, Virginie Rozée et Pascale Molinier.

Voir néanmoins l’affaire récente et médiatisée d’un gynécologue de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), spécialiste de l’endométriose, accusé de violences envers ses patientes (https://www.huffingtonpost.fr/entry/gynecologue-hopital-tenon-accuse-violences-femmes-obstetricales_fr_614d78a3e4b06beda46d8010).

Mis en ligne sur Cairn.info le 21/03/2022

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