Leïla Slimani raconte comment ses origines marocaines, sa haine de l’humiliation, son goût de la liberté, mais aussi la tragédie vécue par son père ont fait d’elle la romancière et femme puissante que l’on connaît. «Le féminisme? J’aime la formule de Rebecca West: c’est refuser de se laisser traiter comme un paillasson.»

ENTRETIEN

Quelle histoire ! En sept ans à peine, et déjà une dizaine de livres à son actif, Leïla Slimani fait aujourd’hui partie des femmes de notre temps qui comptent. On célèbre le talent de la romancière, primée à 35 ans par le prix Goncourt (Chanson douce, en 2016). On loue le courage de la militante féministe. Et voilà qu’aujourd’hui, au détour d’un livre censé planter son décor nocturne dans un musée vénitien, l’on découvre la tragédie familiale de la jeune femme. De tout cela, de son attachement à ses racines marocaines, de l’héritage colonial, de son combat pour la liberté des femmes, de son amour des Lettres, de l’humiliation vécue par son père au crépuscule de sa vie, Leïla Slimani nous parle.

Je ne serais pas devenue qui je suis si…

Si je n’avais pas été une lectrice passionnée, dès mon plus jeune âge. Si on ne m’avait pas mis entre les mains des romans extraordinaires, et si je n’avais pas passé une grande partie de mon enfance enfermée dans la maison dans laquelle j’ai grandi, à lire et regarder des films, mais surtout à lire.

Quels furent les premiers grands chocs ?

Les plus importants, lus dès l’âge de douze ou treize ans, ont été les Russes, tout de suite. Dostoïevski, Tolstoï, Gogol, Tchekhov, Pouchkine… Il y avait chez eux la puissance, la métaphysique. C’est une littérature qui embrasse toutes les angoisses humaines, toutes les grandes questions de la condition humaine, l’existence de Dieu, la mort, l’absurdité de la vie, le grand amour. Cette littérature était au-dessus de tout et me bouleversait énormément. Et du coup, ce pays est devenu un pays presque familier, alors que je n’y étais jamais allée. Je cite des auteurs du dix-neuvième siècle, mais j’aurais pu nommer, plus près de nous, Pasternak, Anna Akhmatova, Soljenitsyne, et puis toutes les littératures du goulag. C’est un pays qui est devenu une sorte de patrie pour moi. Plus tard, j’y suis allée. J’ai visité tous les appartements d’écrivains que j’aimais, j’ai passé mon temps à pleurer.

Vous avouez dans « Le parfum des fleurs la nuit » que vous lisiez aussi pour impressionner votre père, pour attirer son attention…

Comme mon père aimait beaucoup lire et que c’était très important pour lui d’être cultivé et de s’intéresser aux choses, je me disais qu’il allait avoir de la considération et de l’intérêt pour moi si je devenais une lectrice. Mon père lisait plutôt des essais, de la philosophie, de l’économie, de l’histoire, des romans américains. Ma mère était une lectrice de romans russes, italiens, d’Europe centrale. Plus tard, dans mon adolescence, il m’est arrivé de tomber amoureuse de garçons qui faisaient de bonnes études et de me mettre à lire chaque fois qu’ils venaient chez moi en pensant qu’ils allaient du coup s’intéresser à moi. Pour moi, le livre est un objet qui permet de faire lien avec les autres. Si je lis, je vais pouvoir parler de ce livre avec d’autres, le prêter, rencontrer les autres.

Vous écrivez que la littérature a au fond pris la place de la parole sacrée…

C’est Pierre Michon qui dit ça : que la littérature est une sorte de prière. Quand vous lisez, vous le ressentez, vous êtes dans une sorte de recueillement, enfermée avec le texte comme on peut l’être avec les religions. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier que toutes les grandes religions monothéistes, c’est d’abord un texte, un livre. La parole littéraire est une parole sacrée, parce qu’elle regarde l’humain avec plus de profondeur, d’empathie, de compassion que nous ne sommes capables de le faire dans le quotidien. Et ces valeurs-là sont finalement celles au cœur de nos religions : la compassion, l’indulgence, le pardon.

Une enfance à lire, c’est une enfance solitaire ?

Non. J’étais très proche de mes sœurs, avec qui je jouais énormément. J’avais des parents très présents. La maison était vivante. Des gens y passaient souvent. J’avais une conscience très aiguë de la solitude, mais ça ne m’a jamais fait peur. Mes parents étaient des parents très solitaires, qui disaient toujours que de toute façon, chaque être humain était seul, et que la solitude était quelque chose d’incontournable. Je n’ai jamais considéré que la solitude était un échec ou une douleur. C’était comme ça, c’était donné.

Que devez-vous à vos parents ?

Absolument tout. Je leur dois d’abord de m’avoir donné une éducation, des valeurs. De m’avoir appris à me comporter, à m’adapter aux autres, à les respecter, à respecter leur dignité. De m’avoir donné le goût du travail, des études, du savoir, en me disant qu’une vie dans laquelle on cherche tous les jours à apprendre quelque chose est une vie réussie. Et puis mes parents étaient des gens très gentils, très bons, très généreux avec les autres, très révoltés contre l’injustice, la pauvreté, la misère. Il y avait toujours des gens qui venaient chez nous pour demander de l’aide à ma mère, qui était médecin, ou de l’aide à mon père. Je les ai toujours vus être très généreux, et très aimés par les gens. Ils nous ont transmis cela, à mes sœurs et à moi : à quel point c’est important d’être gentil, d’être bon avec les gens. D’avoir, aussi, le regard ouvert sur les injustices, en ayant conscience de la chance qui était la nôtre. Mes deux sœurs sont devenues médecins, et ce sont deux femmes d’une très, très grande bonté. Cela leur vient de nos parents.

Votre mère, franco-marocaine, était une femme active et indépendante, dans le Maroc des années 70 et 80… C’est l’histoire d’une conquête ?

C’est l’histoire d’une génération. Dans les années 60-70, il y a eu une première génération de femmes, quand les colons sont partis, qui ont commencé à travailler. A l’époque, il y avait 600 bacheliers marocains. C’est dire que les colons n’ont jamais éduqué les Marocains, n’ont jamais ouvert d’école pour eux… ils n’en avaient rien à faire. Seule une toute petite partie avait accès à l’école, et ma mère en faisait partie. C’est une génération de pionnières. Dans ces années-là, une minorité de femmes a commencé à travailler, à faire des études, à conduire, à avoir un passeport, à parler d’autres langues. Aujourd’hui, 99 % des petites filles au Maroc vont à l’école. Il y a quarante ans, il n’y en avait même pas 50 %. C’est une véritable révolution marocaine.

De cette mère pionnière, vous écrivez qu’elle était aussi une femme inquiète, dont le mot d’ordre était « attention ! »

C’était une mère louve, une mère lionne, qui adorait ses enfants. Elle nous aimait énormément, parfois trop. C’était dévorant. Les gens rigolaient, parce que partout où on allait, on était toujours accrochées à elle, comme de petits singes accrochés à ses bras. On ne la quittait jamais. Elle s’occupait tout le temps de nous, ne pensait qu’à nous. Elle jouait beaucoup avec nous, ce qui à l’époque n’était pas très courant. Maintenant que je suis mère, je comprends pourquoi elle était toujours inquiète comme ça, elle qui avait peur qu’on se fasse mal, qu’on soit malades, qu’on tombe… Il a fallu que je devienne moi-même une mère pour aller m’excuser auprès d’elle et lui dire « désolée, je n’avais pas compris que c’était aussi angoissant d’être Maman ».

Votre mère était médecin à temps plein. Un vrai sacrifice ?

Oui, elle travaillait douze heures par jour. Et le reste du temps, elle ne faisait que s’occuper de nous. Elle ne prenait jamais de temps pour elle. Les vacances et le week-end, c’était tout le temps pour nous, elle nous faisait travailler, nous faisait nos devoirs… Au fond, c’est une femme qui n’a fait que s’occuper des autres : ses patients, ses enfants. Car quand on partait en vacances au bord de la mer, il y avait rapidement des gens qui savaient qu’elle était médecin, et du coup, il y avait des tas de gens qui venaient parfois de villes ou de villages à côté pour se faire soigner, avec parfois des enfants très malades. Elle ne se reposait jamais. Et bien sûr elle ne faisait jamais payer personne. Nous, on était jalouses, on lui disait « reste avec nous ». Elle répondait « non, moi j’ai prêté un serment, si les gens sont malades, je dois les soigner ».

La sensibilité extrême pour la justice, c’était une valeur originelle, bien avant le drame vécu par votre père ?

Oh oui ! Parce que j’ai grandi dans un pays très pauvre, où beaucoup de gens n’avaient pas accès au minimum, l’école, l’hygiène, l’éducation, l’habitat salubre. Petite, j’ai vu cela, comment on traitait les gens de manière indigne. J’ai vu des gens dans la rue se faire tabasser par les flics parce qu’ils étaient là en train de mendier. J’ai vu les femmes qui travaillaient chez nous, faisant le ménage, des femmes qui ne savaient pas lire ni écrire… et moi j’allais à l’école, j’avais six ans. Quelqu’un qui ne sait ni lire ni écrire, c’est atroce, c’est une personne qui vit dans le noir qui ne peut pas se défendre, qui ne peut pas connaître ses droits, qui ne peut pas lire un contrat. C’est une aliénation terrible. Mes parents étaient très sévères là-dessus. Ils nous disaient « si vous apprenez à lire, vous devez apprendre à lire à votre nounou ». C’est ce que l’on faisait… seulement nous, on n’avait que six ou sept ans. Quand mes parents entendaient des enfants marocains qui parlaient très mal à leurs employés, qui les tutoyaient, qui ne leur disaient jamais « merci », « s’il te plaît », ça les rendait en colère. Si on avait eu ce genre de comportement, c’était tout de suite la fessée, ou une grave punition. Ils avaient horreur de l’humiliation que l’on peut infliger à quelqu’un parce qu’il est plus faible ou plus pauvre. Cela les dégoûtait profondément.

Y avait-il une mémoire de colonisés, chez vos parents ?

Cela vient en tout cas de loin chez eux. Je pense qu’ils ont été humiliés quand ils étaient petits, eux qui venaient tous les deux de milieux très modestes, eux qui étaient des Arabes durant la période coloniale. Ils ont été beaucoup humiliés, et ils ont vu leurs parents se faire humilier. Je pense qu’il n’y a rien de pire pour un enfant que d’assister à l’humiliation de ses parents, sans pouvoir rien faire. Ils m’ont toujours transmis cela : le dégoût pour l’humiliation, qui était pour eux une chose ignoble. Mémoire de colonisés, donc, oui, mais ils ne mettaient pas tout le monde dans le même panier, et avaient des amis français, par exemple. Des gens très bien, qui n’étaient pas racistes.

Vous avez grandi dans une famille progressiste, au cœur d’un pays de traditions…

Oui. Dans les traditions marocaines, certaines ne sont pas incompatibles avec le progrès. Le Maroc a des traditions magnifiques, d’une beauté et d’une complexité incroyables. C’est un pays auquel je suis immensément attachée. Un pays où il y a une très grande liberté dans la parole, les expressions, le folklore, et même dans les milieux populaires. Il y a aussi quelque chose de très fort dans le rapport à la musique, la danse. Il faudrait aussi parler de la tendresse, très importante, à l’égard des enfants ou des personnes âgées. La famille est un socle très important. Les gens sont très solidaires.

Vous n’aimez pas qu’en France l’on s’en prenne au Maroc, ni qu’au Maroc l’on s’en prenne à la France. C’est votre côté avocat ?

C’est vrai. Je n’aime pas l’ignorance, de gens qui pensent savoir tout et qui en fait ne savent pas grand-chose. Je n’aime pas les réductions, les caricatures. Quand on vous dit « tous les Français son racistes », non ce n’est pas vrai. Quand on entend que « tous les Marocains sont des misogynes », non ce n’est pas vrai. J’aime bien rétablir un peu de nuance, de complexité, en partageant mon expérience.

Le discours des fanatiques islamistes était-il présent, pendant votre jeunesse marocaine ?

Il était présent de par la guerre en Algérie, le pays voisin où une partie de la famille de ma mère vivait. La guerre en Algérie nous a beaucoup marqués, traumatisés. Et puis à partir de la fin des années 90, on a commencé à voir dans la rue les premières femmes voilées, à l’iranienne, à l’algérienne. C’est venu très progressivement. Dans mon enfance, ça n’existait presque pas. Sous le règne de Hassan II, les islamistes allaient en prison, ils étaient très réprimés. L’islamisme politique n’avait pas du tout la place qu’il a aujourd’hui. J’ai vu la société changer peu à peu, et les gens devenir plus conservateurs, plus puritains, en s’éloignant hélas des traditions marocaines, pour adopter des modes de pensée qui viennent plutôt d’Arabie saoudite et du Qatar, et qui souvent n’ont rien à voir avec nos traditions et nos modes de vie. C’est très rageant et qui me peine, parce que l’islam marocain n’est pas du tout un islam radical et puritain. C’est un islam de la diversité, qui a toujours vécu avec une communauté juive très importante. Mais rien n’est perdu. Les Marocains gardent dans leur culture cette matrice-là, que l’on pourra réactiver, j’en suis certaine.

Vous dédiez votre livre à votre ami Salman Rushdie. C’est lui qui vous a sensibilisée au fait que les mots étaient libérateurs, et pouvaient briser le silence… Il ne faut pas avoir peur de déplaire, voire d’être un traître.

Cela, je l’ai découvert plus tard. C’est après avoir écrit que je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas le faire en essayant d’être loyal à tout le monde, en tâchant de plaire à tout le monde, en ayant peur de bousculer, vexer ou trahir. L’écriture, si on s’y consacre, il faut la prendre avec cette liberté-là, et donc avec une forme de courage, oui.

Vous avez quitté le Maroc pour Paris, à 18 ans. Pas en exilée, mais en femme curieuse…

Oui, je n’ai pas du tout quitté un pays en guerre. Je n’ai pas été contrainte de fuir. Je fais partie de tous ces Africains qui voyagent, étudient, vont dans des pays et parfois reviennent. C’est une façon de dire que nous ne sommes pas que des damnés de la terre. Il faut arrêter de toujours vouloir enfermer tous ceux qui viennent d’Afrique dans la figure de l’exilé, ce n’est pas vrai.

En arrivant en France, écrivez-vous, vous découvrez que vous êtes arabe !

Au Maroc, je ne me voyais pas comme une arabe. Je me voyais comme les gens. J’étais Marocaine parmi les Marocains. Et d’un coup en France, je me suis sentie différente. D’abord, physiquement, puisque je faisais partie des minorités visibles, avec ma peau plus mate et des cheveux frisés. Mais tout de suite, les gens m’ont prise pour une beur, pour une maghrébine de France, née ici. Il y avait toujours ce malentendu. En ce sens, j’ai découvert ce que c’était qu’être un arabe en France.

Vous êtes, dites-vous, « l’arabe comme ils l’aiment », celle qui mange du porc, boit de l’alcool…

Et cela leur fait plaisir. Quand vous êtes une arabe, qu’ils vous tendent un morceau de jambon et que vous le prenez, cela leur procure une satisfaction incroyable… ce qui est complètement stupide. Pour eux, vous êtes le bon arabe gentil, qui boit du vin et qui s’intègre.

Vous êtes une femme, dans une famille de femmes. Féministe, aussi. Cette fibre féministe vient-elle de votre vécu, ou l’avez-vous héritée de vos origines ?

Les deux. Ma mère et ma grand-mère étaient très féministes. Elles ne supportaient pas qu’on leur marche sur les pieds. Rebecca West, à qui on demandait de définir le féminisme, disait « c’est quand je refuse de me laisser traiter comme un paillasson ». C’est exactement ça, pour moi. J’ai été féministe parce que j’ai vu des femmes refuser de se laisser traiter comme des paillassons, et qui revendiquaient leur place dans le monde. Mais la vie aussi m’a rendue encore plus féministe, parce que la vie m’a placée face à des situations, face à des obstacles, des visions du monde qui allaient essayer de m’empêcher.

Avez-vous le sentiment de parler au nom des femmes ?

Parfois, je parle au nom des femmes. Tous mes romans ont des femmes comme personnages principaux. J’essaie chaque fois de raconter, à ma modeste manière, ce que c’est que d’être une femme dans ce monde. Qu’est-ce qui nous traverse ? Quelles sont les expériences fondatrices ? A quoi on se heurte ? Comment le monde nous voit et comment on voit le monde. Je ne sais pas si je parle au nom des femmes, mais j’essaie de faire parler des femmes et de les faire exister comme personnages littéraires, et j’espère que mes lectrices se retrouvent parfois en elles.

Qu’auriez-vous envie de transmettre ?

J’ai envie de transmettre, en particulier aux femmes, une forme de courage dans la capacité à dire non. Je crois qu’on ne peut pas construire une vie bonne sans dire non. Il faut une capacité à refuser, et refuser ce qui nous abîme, ce qui nous avilit, ce qui nous empêche de nous épanouir, refuser d’être toujours là pour plaire et toujours dépendante du jugement des autres, d’être toujours parfaite, la meilleure mère possible… parce que de toute façon c’est impossible. Je pense qu’il faut apprendre à dire non, à se protéger, à développer une forme d’égoïsme, ce qui chez les femmes est très difficile. Voilà ce que je voudrais transmettre.

Biographie :

Née le 3 octobre 1981 à Rabat, Leïla Slimani, est la fille d’un banquier, haut fonctionnaire marocain, et d’une femme médecin, elle-même fille de parents franco-marocains. A dix-huit ans, elle quitte le Maroc et s’installe à Paris. Romancière, essayiste et journaliste, Leïla Slimani accède à la notoriété en 2016, avec son deuxième roman, Chanson douce, prix Goncourt. Les thèmes de ses livres évoquent l’addiction sexuelle féminine, l’infanticide, le Maroc des années coloniales…

SOURCE : Le Soir / Par Nicolas Crousse Journaliste au service Culture