En 1903, l’intrépide Lizzie brevetait un jeu anticapitaliste à but éducatif. Trente ans plus tard, Parker sortait le «Monopoly» de Charles Darrow et tentait de la museler. Dans la boîte duMonopoly, on a longtemps pu lire la formidable histoire de l’invention du jeu. En pleine Dépression, un certain Charles Darrow, sans emploi et désespéré, inventait sur un coin de table un jeu qu’il vendait en 1933 à Parker Brothers, renversant la situation. Le véritable American Dream… Bien entendu, on sait désormais que le jeu en question avait été imaginé par une femme, trente ans plus tôt. Et quelle femme!

 

Elizabeth Magie est née dans l’Illinois en 1866, l’année où le Congrès américain approuve le Civil Rights Act, premier pas vers la reconnaissance des droits des Afro-Américains.

Pour son père James, fervent abolitionniste et défenseur des droits des femmes, c’est un moment clé. Proche d’Abraham Lincoln, James Magie est l’un des premiers Américains à adhérer au Parti républicain. Il diffuse ses idées à travers le journal dont il est propriétaire à Macomb et transmet à sa fille ses valeurs antimonopolistes. C’est un adepte des théories de l’économiste Henry George. Ce dernier, auteur deProgrès et pauvreté (1879), estimait que la valeur d’un terrain ne devait pas être déterminée par ce qui est construit dessus, mais par son emplacement. Il prônait le paiement d’un impôt unique calculé sur le sol et la suppression de la rente foncière des propriétaires terriens, afin de niveler les inégalités. Elizabeth grandit avec l’idée que les individus devraient être les seuls possesseurs des biens qu’ils ont créés.

La jeune fille est encouragée par son père à vivre librement. Elle étudie la théorie de l’économie et puis devient sténographe, comédienne de stand-up et de théâtre, inventrice d’un brevet pour les machines à écrire, puis journaliste à Washington… Elle n’a clairement aucune envie de jouer les femmes au foyer.

Elle se rend cependant compte qu’elle peine à subvenir à ses propres besoins avec le maigre revenu de 10 dollars hebdomadaires que son activité lui rapporte. Pour attirer l’attention sur la précarité des femmes célibataires, elle achète un encart publicitaire dans un journal et se présente comme «jeune femme esclave américaine […] pas belle, mais très attirante» disponible au plus offrant.

Carte professionnelle de Lizzie Magie, sténographe. | Lizzie Magie via Wikimedia Commons

Les femmes n’utilisent pas leur cerveau autant que les hommes

Le coup d’éclat fait la une des journaux. Elizabeth explique avoir voulu dénoncer la situation lamentable des femmes«Nous ne sommes pas des machines, les filles ont un esprit, des désirs, des espoirs et de l’ambition.» À la même époque, la future journaliste Nellie Bly fait publier dans la même optique une lettre pleine de sarcasme«Qu’allons-nous faire de ces filles, celles dépourvues de talent, de beauté, de fortune?» Contrairement à Bly, qui fera le tour du monde en soixante-douze jours, Elizabeth décide de propager ses convictions politiques par le biais d’un jeu de société de sa création.

En 1903, Elizabeth «Lizzie» Magie dépose le brevet du Landlord’s Game. Ce «jeu du propriétaire foncier» tente de démontrer le danger du monopole (à l’époque représenté par des figures comme Andrew Carnegie et John D. Rockefeller). On n’enseigne pas l’économie à l’école: à travers ce jeu, Lizzie espère faire comprendre aux enfants comme à leurs parents qu’il est possible de s’opposer à ce système qui enrichit les propriétaires tout en appauvrissant les locataires.

Avec les lecteurs du magazine The Single Tax Review,‎ elle partage le concept du jeu en 1902 (un an avant de faire protéger son idée, dix ans avant qu’un autre journal apprenne à ses lecteurs que les femmes«n’utilisent pas leur cerveau autant que les hommes»). Il est titré: «Une intéressante invention d’une jeune femme à Washington par lequel les enfants en jouant peuvent apprendre les véritables lois de l’économie».

Interrogée, Elizabeth déclare que le Landlord’s Game «est une démonstration pratique du système actuel d’accaparement des terres avec tous ses résultats et conséquences habituels», qui aurait pu s’appeler le «Jeu de la vie», car «il contient tous les éléments de réussite et d’échec dans le monde réel, et le but est le même que celui que semble avoir la race humaine en général, c’est-à-dire: l’accumulation de richesses».

Mais Elizabeth Magie y confesse aussi être pleine d’espoir: «Laissez les enfants voir clairement l’injustice flagrante de notre système foncier actuel et quand ils grandiront, s’ils sont autorisés à se développer naturellement, le mal sera bientôt réparé.»

Plateau du jeu en 1906. | Thomas Forsyth via Wikimedia Commons

Le monopole du Monopoly

Le jeu devient populaire auprès des intellectuels de gauche. Il est adopté par les étudiants de la Wharton School of Finance and Economy, d’Harvard et de Columbia. Il circule jusqu’à Atlantic City, où une importante communauté de Quakers le personnalise. Chacun réalise sa propre version du jeu en y ajoutant sa touche personnelle. C’est ainsi que Charles Darrow découvre le Landlord’s Game chez des amis. Il a tôt fait de se concentrer sur l’approche monopoliste et de la vendre à Parker Brothers.La suite est connue: Parker Brothers achète à Lizzie Magie-Phillips (elle s’est finalement mariée, à l’âge de 44 ans, en 1910), peu après avoir conclu son accord avec Darrow, le brevet du Landlord’s Game et deux autres de ses jeux, Bargain’s Dayet King’s Men, dans le but de garder la mainmise sur les différentes versions.Le Monopoly devient l’un des jeux les plus plébiscités au monde. Darrow emporte largement la partie sur Magie, qui meurt sans descendance en 1948.Il faut attendre 1973 pour que les faits soient reconstitués par Ralph Anspach, professeur d’économie. Créateur d’un jeu antimonopole que Parker Brothers veut faire interdire, il découvre les brevets du Landlord’s Game et remonte la piste. Anspach dépose à son tour plainte contre Parker et dévoile «le mensonge du Monopoly». La justice lui donne raison.

Première édition du jeu, avec le portrait de Magie. | Auteur inconnu via Wikimedia Commons

 

SOURCE : Elodie Palasse-Leroux — Édité par Diane Francès – dans Slate

Photo de titre : Couverture du recueil de poèmes My Betrothed, and Other Poems, qu’elle a écrit. | The Brodix Publishing Company via Wikimedia Commons

 

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