Quand, ce jour de décembre 2012, Chimamanda Ngozi Adichie avance vers le micro, sur l’estrade du TEDx­Euston, à Londres, elle se demande si son discours a la moindre chance de capter l’attention de son auditoire. Quelques semaines plus tôt, son frère et son meilleur ami, organisateurs de l’événement pour cet organisme destiné à promouvoir la diversité, le dynamisme et le potentiel de l’Afrique, lui avaient proposé d’intervenir.

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Mais voilà   : l’écrivaine nigériane pense qu’elle n’a rien à dire. « J’ai failli refuser, se souvient-elle. Alors ils m’ont dit   : “Pourquoi ne parlerais-tu pas des sujets qui animent tes discussions avec tes amis et ta famille ?” Il se trouve que le féminisme était à cette époque à l’ordre du jour. »

Trente minutes plus tard, elle quitte la tribune sous les applaudissements. Sur YouTube, son discours affiche aujourd’hui plus de 2,5 millions de vues. On y voit la romancière expliquer avec intelligence, humour et lucidité pourquoi elle se définit comme une « féministe africaine heureuse qui ne déteste pas les hommes, qui aime mettre du brillant à lèvres et des talons hauts pour son plaisir, non pour séduire les hommes  ». Inspiré de son vécu, le texte devient viral. Au point qu’en décembre 2013 Beyoncé en sample des extraits dans sa chanson Flawless.

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Pourtant, rien dans la bibliographie de l’auteure de L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), Orange Prize britannique 2007, ne l’a prédisposée à devenir une icône Web du féminisme. D’ailleurs, avant cette conférence à Londres, Chimamanda Ngozi Adichie avoue n’avoir jamais rien écrit ou prononcé sur le ­sujet.

Pour la genèse de cette conférence TED, il faut donc remonter bien plus loin, dans les années 1980, un jour de rentrée scolaire, sur les bancs d’une école primaire à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. La maîtresse annonce que celui qui obtiendra la meilleure note à un devoir sera nommé chef de classe. La ­future romancière a 9 ans et rêve d’être chef.

Le souvenir d’une humiliation

Elle obtient la meilleure note. « Puis, à ma grande surprise, décrit-elle, la maîtresse a déclaré que le chef de classe devait être un garçon. Persuadée que cela coulait de source, elle avait oublié de le préciser. C’était un garçon qui avait eu la meilleure note après la mienne. Il serait donc le chef de classe. » La petite fille est choquée, d’autant que le garçon en question, « adorable et doux », n’a nullement envie de cette position de pouvoir. Plus loin dans son discours, la romancière raconte ce soir où, vingt ans plus tard, un voiturier qu’elle gratifie d’un pourboire remercie l’homme qui l’accompagne, pensant que, si une femme a de l’argent, il vient forcément d’un homme.

Telle est la force de son discours   :  démontrer l’apprentissage du sexisme dès l’enfance – comment les petits garçons sont élevés pour être des leaders naturels – et ses conséquences dans le monde adulte. Chaque histoire ouvre les yeux sur ce que nous faisons au quotidien. Chaque anecdote ranime le souvenir d’une humiliation ou d’une faute.

Le féminisme empirique et pratique de Chimamanda Ngozi Adichie, à qui les ouvrages académiques sur le sujet tombent des mains, a un pouvoir de conviction indéniable et universel. Présentés comme les victimes collatérales d’une éducation sexiste qui, au final, les dessert énormément, les hommes qui liront ce livre ne pourront plus renvoyer le féminisme au rang des préoccupations de bonnes femmes. L’écrivaine les invite à construire avec les femmes un monde plus équitable.

« Comme un pamphlet »

Fin 2014, les maisons d’édition s’emparent du phénomène. Le discours paraît au Royaume-Uni et aux Etats-Unis sous le titre We Should All Be Feminists. En France, Marie-Pierre Gracedieu, éditrice de l’œuvre de Chimamanda Ngozi Adichie chez Gallimard, décide d’une parution dans la collection « Folio 2 € », pour qu’il circule « comme un pamphlet ».

Le petit livre rouge Nous sommes tous des féministes aura une très belle réception, notamment lors d’une soirée à la Maison de la poésie à Paris Jamais, de mémoire d’abonnée, on n’y avait vu une ambiance aussi électrique, avec un public rajeuni qui interpellait la romancière, élevée ce soir-là au rang de gourou ou de star du rock.

A New York, Charles Buchan, l’agent de l’écrivaine, croule sous les demandes de traduction. Seize langues dont le portugais du Brésil, le chinois, le catalan, le tamoul, l’hébreu. En ce moment, il négocie avec la Thaïlande. Ovni littéraire, Nous sommes tous des féministes poursuit sa vie parallèle au monde de l’édition.

En décembre 2015, une association suédoise, le Swedish Women’s Lobby, en partenariat avec les éditions Albert Bonniers Förlag, annonce son intention de distribuer le livre gratuitement à tous les lycéens. En France, ­Marie-Pierre Gracedieu regrette que l’éducation nationale ne se soit pas saisie du texte, avant de saluer l’initiative de La Française des jeux. Stéphane ­Pallez, présidente du groupe, offrira le livre à chaque collaborateur le 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
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