Ils ont beaucoup à y perdre, sauf à rendre le monde plus juste. C’est sans doute pour cela qu’il y en a si peu. Plongée au cœur d’un sujet très actuel, avec le dernier ouvrage du spécialiste des masculinités Francis Dupuis-Déri : Les Hommes et le féminisme. Faux amis, poseurs ou alliés ? 

Grève féministe et manifestation pour l’égalité et les droits des femmes lors de la Journée internationale des droits des femmes, à Nantes, le 8 mars 2023. (Maylis Rolland/Hans Lucas)

Les hommes féministes, c’est comme l’obscure clarté qui tombe des étoiles de Corneille : un oxymore. Face au changement de paradigme qu’induit le féminisme, le camp d’en face se fait rarement allié, plus souvent critique, voire réactionnaire et violent – d’où le masculinisme, ainsi que son versant pleurnichard, la fameuse «crise de la masculinité», sur laquelle l’auteur de ce livre, le politologue Francis Dupuis-Déri, enseignant à l’Université du Québec à Montréal, a écrit un ouvrage indispensable en 2018 (La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Points féministes, 2018 pour l’édition canadienne, 2022 pour l’édition française).

Ainsi, retracer une histoire mondiale des hommes féministes ne prend pas plus d’une dizaine de pages : le livre les énumère brièvement en préambule, du philosophe Poullain de la Barre (1647-1723) – cité dans le Deuxième Sexe de Beauvoir – à l’Anglais John Stuart Mill (1806-1873), en passant par les Afro-Américains W.E.B Du Bois (1868-1963) et Frederick Douglass (1817-1895), le Chinois Jin Tianhe (1873-1947) ou l’Egyptien Qasim Amin (1863-1908).

Côté franco-français, c’est maigre, très maigre ; rappelons qu’en 1791, lorsque Olympe de Gouges (1748-1793) tonnait : «La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune», dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, ils étaient très peu à lutter à ses côtés. Pire, ils la combattaient, elle et les siennes : «Pendant la Révolution française, écrit Dupuis-Déri, la très grande majorité des républicains s’entendaient pour refuser aux femmes des droits fondamentaux, […]. Il ne s’agissait donc pas d’oubli mais bien d’un refus conscient et collectif […]. Si l’on fait bien la part des choses, on pourrait même dire que ce sont des femmes qui étaient de véritables “mères fondatrices” de la modernité universaliste, et certainement pas la majorité des hommes républicains, très satisfaits d’un faux universalisme justifiant une non-mixité masculine dominatrice à l’Assemblée nationale, dans l’armée, les tribunaux, l’université, etc.»

Comment «entrer en féminisme» ?

Ceci étant dit, et étant posé qu’une histoire du féminisme au masculin est davantage une histoire de l’antiféminisme qu’autre chose, il y eut des moments intéressants, parmi lesquels le fouriérisme – même si Charles Fourier (1772-1837) et ses phalanstères égalitaires ont surtout suscité les sarcasmes de Marx (1818-1883) et d’Engels (1820-1895) –, et puis… c’est à peu près tout.

Pourquoi s’engagerait-on en féminisme lorsqu’on est un homme ? Francis Dupuis-Déri dégage cinq hypothèses :

1) un désordre d’identité sexuelle ou un décalage avec la masculinité traditionnelle ;

2) une éthique égalitariste ;

3) l’affection à l’égard des femmes ;

4) l’intérêt et la recherche d’avantages ;

5) l’influence du féminisme.

Pas de quoi en faire un mouvement mainstream, donc, d’autant que le féminisme pousse les hommes à prendre conscience de leurs privilèges, et à renoncer à une partie de leur pouvoir.

Comment «entrer en féminisme» ?

Concrètement, c’est possible. Le livre se termine par un petit précis de disempowerment («désempouvoirement», si vous voulez). Le terme est aussi rébarbatif que ce qu’il recouvre est simple : il s’agirait pour les hommes de vivre une vie non sexiste, ou en tout cas, la moins sexiste possible. Dans la sphère privée, le disempowerment passera par le partage équitable des tâches domestiques et parentales, idée, certes, «banale», mais «rarement appliquée»

Cela passera aussi par le fait de ne pas solliciter les féministes pour des explications de texte incessantes sur l’égalité mais de s’informer, lire, écouter, transmettre ce qu’on a appris auprès d’autres personnes, préférablement d’autres hommes. Mais cela implique aussi de briser la solidarité entre mâles et accepter d’être des alliés, des auxiliaires ou des complices d’un combat, sans faire de l’ombre à celles qui luttent. En somme, penser contre soi-même, dans un monde qui a toujours été à notre avantage. Vaste programme, avec encore, on l’aura compris, beaucoup de chapitres à écrire.

par Johanna Luyssen

 

SOURCE : Cet article est issu de L, la newsletter féminisme et sexualités publiée le samedi par le quotidien Libération. Pour recevoir L, inscrivez-vous ici ! Et rejoignez le groupe WhatsApp L en cliquant .