« Je suis préoccupé par le recul du respect des droits dans les provinces touchées par des conflits, sachant qu’un nombre croissant d’atteintes aux droits humains et de violations de ces droits sont imputées à des groupes armés, mais également aux forces de défense et de sécurité de la République démocratique du Congo. J’encourage le Gouvernement à adopter une stratégie nationale de justice transitionnelle, qui permettrait de lutter contre l’impunité et de rendre justice aux victimes ».

Antonio Gutteres,  Secrétaire général des Nations Unies, Rapport sur la MONUSCO du 21 septembre 2020,

L’Observatoire de la parité et de l’égalité H/F fortement engagé dans la lutte contre l’impunité et pour une justice transitionnelle sensible au genre, publie un nouvel extrait d’un chapitre de l’ouvrage collectif à paraître bientôt sur le Rapport Mapping et la mise en place des mécanismes de justice transitionnelle en RDC. Pour la lecture du fichier Word, cliquez sur le lien : Pour une Stratégie nationale holistique de justice transitionnelle en RDC – LH

 

Lors d’une communication au Conseil des Ministres du 7 août 2020,  le Président de la République, Félix Tshisekedi Tshilombo, a déclaré que « Pour remédier au lourd héritage des abus des droits humains dans les sociétés qui sortent de conflits armés, le mécanisme de justice transitionnelle s’offre comme un des outils à même de contribuer à lutter contre l’impunité des crimes graves, à faciliter la reconnaissance et l’indemnisation des victimes ». Simultanément, il a constaté que le dossier relatif à la justice transitionnelle n’a guère évolué et a demandé de le soumettre dans le meilleur délai au Conseil des Ministres pour examen et adoption éventuelle. On peut toutefois légitimement s’inquiéter que le dossier relatif à la justice transitionnelle préparé par le Ministre des Droits humains ne contienne à ce jour que deux projets de Décret, l’un portant création, organisation et fonctionnement de la Commission Nationale de Justice transitionnelle et de Réconciliation, l’autre fixant les statuts d’un établissement public dénommé Fonds d’indemnisation des victimes des crimes graves en République Démocratique du Congo. En effet, ces deux projets ne concernent que la mise en place de mécanismes non judiciaires de la justice transitionnelle et ne disent mot des mécanismes judiciaires, les poursuites en justice des auteurs présumés, ainsi que des mécanismes de réformes institutionnelles et d’assainissement des forces de sécurité devant garantir la non-répétition ou le non renouvellement des atrocités que le pays a connu et connaît encore aujourd’hui. En leur état actuel, ces deux projets ne constituent donc pas une stratégie nationale de justice transitionnelle, encore moins un programme ou un plan d’action pour la justice transitionnelle en RDC. Ils risquent fort de ne mettre en place qu’une justice transitionnelle au rabais ou cosmétique, en n’instaurant que certains de ses mécanismes « extra-judiciaires » (de vérité, de réparation) au détriment des mécanismes judiciaires et de réformes institutionnelles (y compris le processus d’assainissement du secteur de sécurité) avec pour conséquence de permettre ainsi aux auteurs présumés des crimes internationaux d’échapper à la justice.

Dans le même temps, le Gouvernement de la RDC a négocié avec les Nations Unies une « stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO ». Le Conseil de sécurité, dans sa résolution 2502 (2019) § 49, a prié le Secrétaire général de collaborer avec le Gouvernement de la République démocratique du Congo à l’élaboration d’une stratégie commune et à la définition d’une série d’indicateurs mesurables en vue de permettre le transfert progressif des tâches de la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (MONUSCO) aux autorités congolaises, à l’équipe de pays des Nations Unies et aux autres parties prenantes.  Les deux parties se sont déjà rencontrées. Un accord a été signé et le Secrétaire général, fin octobre dernier, a partagé avec le Conseil de Sécurité la stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO. Cette « exit strategy » de la MONUSCO ne dit rien à propos d’une stratégie de justice transitionnelle et de la mise en place de ses mécanismes en RDC tels qu’ils sont pourtant recommandés dans un rapport des Nations Unies : le Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo (Août 2010). Depuis plus de dix ans maintenant, le Rapport Mapping continue de moisir dans les tiroirs des Nations Unies à New York et à Genève, alors qu’il devrait être un des piliers fondamentaux de la stratégie de retrait de la MONUSCO et orienter les tâches à remplir par la Mission avant son départ de la RDC.

 Il devient donc très urgent de proposer une véritable stratégie nationale holistique de justice transitionnelle, axée sur les victimes et sensible au genre, reposant sur les quatre piliers ou mécanismes de la justice transitionnelle qui apporteront enfin une réponse satisfaisante aux droits des victimes à la justice, à la vérité, aux réparations et aux garantie de non-répétition des atrocités qu’elles ont connues.

La mise en œuvre de cette stratégie appropriée de justice transitionnelle par les institutions gouvernementales pertinentes, les Nations Unies, la société civile et les principales parties prenantes, notamment les victimes, sera certes échelonnée, mais certains de ses éléments doivent être mis en place sans plus tarder et être intégrés dans un nouveau mandat de la MONUSCO,  afin de commencer à répondre au besoin de justice largement exprimé par les Congolais.es descendu.e.s par milliers dans les rues de Bukavu et de nombreuses autres villes, à l’occasion du 10ème anniversaire de la publication du Rapport Mapping, le 1er octobre 2010.

La demande est très forte aujourd’hui de voir enfin donner une suite, en termes de poursuites pénales, d’établissement de la vérité, de réparations, de garanties de non-répétition, aux 617 incidents de violence documentés par le Rapport Mapping. Ces « incidents », au regard des cadres juridiques national et international applicables, constituent différents types de violations graves des Droits de l’Homme et du Droit International Humanitaire, qui, si elles sont établies et prouvées devant un tribunal impartial et indépendant, pourraient être qualifiées de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et même de crimes de génocide.

Cette « demande de justice transitionnelle » est catalysée par le Prix Nobel de la paix, le Dr. Mukwege. Dans son message de parrainage du Mémorial en ligne www.memorialrdcongo.org il déclare : « Je suis convaincu, comme les jeunes initiateurs de ce mémorial, que la réponse appropriée à cet héritage douloureux de violences et de crimes est la mise en œuvre des mécanismes de la justice transitionnelle à savoir, les poursuites pénales, l’établissement de la vérité, les réparations pour les victimes et les réformes institutionnelles pour empêcher que de tels crimes ne puissent se reproduire en RDC . Pour reprendre mon Appel d’Oslo : « Ayons le courage de révéler les noms des auteurs des crimes contre l’humanité pour éviter qu’ils continuent d’endeuiller cette région. Ayons le courage de reconnaître nos erreurs du passé. Ayons le courage de dire la vérité et d’effectuer le travail de mémoire », et d’ajouter : « Au nom de toutes les veuves, tous les veufs et des orphelins des massacres commis en RDC et de tous les Congolais épris de paix, j’appelle la communauté internationale à enfin considérer le Rapport du Projet « Mapping » et ses recommandations. »

Les recommandations du Rapport du Projet Mapping 

La « demande de justice transitionnelle »  fortement relayée par la population  se traduit donc aujourd’hui en une demande de mise en application des recommandations du Rapport du projet Mapping qui avait comme point de son mandat : «  Élaborer, compte tenu des efforts que continuent de déployer les autorités de la RDC ainsi que du soutien de la communauté internationale, une série de formules envisageables pour aider le Gouvernement de la RDC à identifier les mécanismes appropriés de justice transitionnelle permettant de traiter les suites de ces violations en matière de vérité, de justice, de réparations et de réforme ».

Il sied donc d’examiner attentivement quelles sont ces « formules envisageables » ou ces recommandations formulées par le Rapport Mapping qui peuvent servir de base à la définition d’une stratégie nationale et globale de justice transitionnelle. Il ne faut toutefois pas les transformer en une bible dont pas même un mot ne pourrait être modifié. En effet, ces recommandations, formulées il y a plus de 10 ans déjà (et restées quasi totalement inappliquées) ne peuvent évidemment prendre en compte les développements qu’a connu la justice transitionnelle dans de nombreux pays post-conflit durant ces dix dernières années. Que l’on pense, par exemple, à la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle en République centrafricaine, dans plusieurs pays arabes, etc. Les leçons apprises de ces expériences plus récentes pourraient amener à une « relecture critique » de certaines des recommandations du Rapport Mapping en ce qui concerne, par exemple, les mécanismes de recherche de la vérité.

Il faut aussi très sérieusement prendre en compte une grande particularité de la situation congolaise : les crimes documentés par le Rapport Mapping n’ont pas été commis uniquement par des congolais ou entre Congolais, lors de conflits armés internes. La majorité de ces crimes ont été commis par des groupes et des forces armées étrangères, lors de conflits armés internationaux ou internationalisés. Le Rapport Mapping identifie clairement, et c’est là probablement la raison de sa « mise au tiroir, des « Etats tiers », des pays « qui peuvent être tenus responsables de violations graves des droits de l’homme commises par leurs armées nationales pendant la période sous considération en RDC, notamment l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et l’Angola ». En 2001, le Conseil de sécurité a souligné dans sa résolution 1341 (2001) « que les forces occupantes devront être tenues responsables des violations des droits de l’homme commises dans le territoire qu’elles contrôlent ». Quant aux responsabilités individuelles, le Conseil de sécurité a rappelé l’obligation de l’État congolais et aussi des autres États de la région, notamment les États impliqués dans le conflit armé, « de traduire les responsables [des violations] en justice et de permettre que le nécessaire soit fait… pour que ceux qui auraient commis des violations du droit international humanitaire aient à en répondre ». Sans cette coopération, la responsabilité des commandants et des donneurs d’ordre pourrait s’avérer impossible. Le Rapport Mapping note qu’à ce jour, aucun des pays tiers impliqués dans les conflits en RDC n’a engagé de poursuites contre les nationaux impliqués dans la commission des crimes graves, malgré l’existence d’indices sérieux quant à la responsabilité de leurs armées dans les crimes commis en RDC. (§1015-1016)

Cette forte implication des pays tiers dont la responsabilité internationale est engagée pour violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire doit être prise en compte lors de l’élaboration de la stratégie nationale holistique de justice transitionnelle et de ses mécanismes de  poursuites pénales, de recherche de la vérité, de réparations, de garanties de non-répétition.

  1. Stratégie en matière de Droit à la justice

Il faut avant tout veiller à ce que le droit des victimes à la justice soit respecté. En tant qu’un des piliers de la justice transitionnelle, les poursuites judiciaires peuvent et doivent jouer un rôle essentiel afin d’établir les responsabilités des auteurs de violations, faciliter la réconciliation, octroyer une réparation aux victimes et avoir un effet dissuasif pour que de tels violations et abus ne soient plus commis à l’avenir, particulièrement dans des contextes où l’impunité a prévalu depuis des décennies.

La demande la plus souvent entendue ces derniers temps, dans les marches, les médias, les webinaires, etc.,  en matière de poursuites judicaires des auteurs présumés est celle de la création d’un Tribunal Pénal International pour la RDC. Paradoxalement, cette demande n’est ni préconisée par le Rapport du projet Mapping, ni formulée en ces termes par le Dr. Mukwege. Ce dernier, dans ces discours ou déclarations, évoque toujours la création d’un TPI et/ou de chambres spécialisées mixtes au sein des tribunaux congolais. Le Rapport Mapping, quant à lui, rappelle que la résolution n° 5 de la Commission Paix et Réconciliation du Dialogue intercongolais appelait dès avril 2002 à la création d’un « Tribunal pénal international pour la RDC et que cette demande n’a pas fait l’objet d’une requête officielle, pourtant prévue dans les résolutions du Dialogue intercongolais[1]. Ce type de juridiction, toujours selon le Rapport Mapping, présente des avantages[2] et des faiblesses[3] et le conduit à recommander un autre mécanisme de poursuite à caractère international.

En conclusion du Chapitre III (Mécanismes judiciaires) de la SECTION IV (Options de justice transitionnelle pour la RDC) du Rapport Mapping, on peut lire : « L’Équipe Mapping considère qu’un mécanisme de poursuites mixte – composé de personnel international et national – est nécessaire pour rendre justice aux victimes étant donné le manque de capacité des mécanismes existants « et les nombreux facteurs qui entravent l’indépendance de la justice ». Les modalités de fonctionnement et la forme exacte d’une telle juridiction « devraient être décidées et détaillées par une consultation des acteurs concernés, ainsi que des victimes affectées… ». Un tel mécanisme devrait, entre autres, appliquer le droit pénal international relatif aux crimes internationaux, y compris « sur la responsabilité des supérieurs pour les actes commis par les subordonnés; exclure la juridiction des tribunaux militaires en cette matière et avoir compétence sur toutes les personnes qui ont commis ces crimes, nationaux ou étrangers, civils ou militaires (§ 1052/1054).

Le Rapport Mapping détaille ensuite les deux formules de juridictions mixtes qui ont été utilisées dans le passé :   les tribunaux spéciaux mixtes internationaux ou internationalisés qui ne font pas partie de l’ordre juridique interne et fonctionnent à l’extérieur du système national (Sierra Leone, Liban) et les chambres mixtes et spécialisées qui sont intégrées dans l’ordre juridique interne et font partie du système judiciaire national (Cambodge, Bosnie Herzégovine).

Dans le contexte spécifique des conflits armés internationaux qu’a connu la RDC, on peut se demander si ce n’est pas une combinaison et une répartition des tâches entre ces deux types de juridictions mixtes qui serait la formule la plus appropriée à adopter en RDC.

Afin de ne plus perdre de temps dans des controverses et des débats sans fin, la stratégie en matière de mécanismes judiciaires pourrait s’articuler comme suit :

  1. Conformément à la résolution n° 5 de la Commission Paix et Réconciliation du Dialogue intercongolais (avril 2002) adresser une requête du Gouvernement congolais au Conseil de Sécurité des Nations Unies en vue de l’institution d’un Tribunal Pénal International pour la RDC doté de compétences nécessaires pour connaître de crimes de génocide, crimes contre l’humanité, y compris le viol utilisé comme arme de guerre, crimes de guerres et violations massives des droits de l’homme.
  2. Si le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui, pour diverses raisons, n’a plus créé de Tribunal Pénal International ad hoc depuis 25 ans (TPIY 1993, TPIR 1994), ne répond pas favorablement à cette requête lui adressée par le gouvernement, le Président de la République pourra solliciter l’aide des Nations Unies en vue de créer un mécanisme de poursuites mixte  sous la forme d’un Tribunal pénal spécial pour la RDC, en s’inspirant de la démarche adoptée par son homologue de la République de Sierra Leone [4]. Par une telle demande, un Tribunal spécial pour la RDC peut être créé, non par une Résolution du Conseil de sécurité, mais sur base d’un Accord entre le Gouvernement congolais et les Nations Unies. Ce Tribunal spécial, de caractère international et fonctionnant à l’extérieur du système judiciaire congolais, siégerait dans le pays, et appliquerait le droit international et, si approprié, des dispositions de droit interne congolais. Cette juridiction serait constituée d’une majorité de juges, magistrats, procureurs et enquêteurs internationaux travaillant conjointement avec leurs collègues congolais. Bien que rien n’oblige à ce que la majorité de tous les employés d’une telle institution soient internationaux, il sera néanmoins nécessaire de s’assurer que les acteurs internationaux jouent un rôle prépondérant dans les décisions du tribunal, notamment par rapport aux poursuites engagées et aux jugements rendus, afin de renforcer la perception d’indépendance et d’impartialité qu’apporte leur présence au sein de la Cour (§1039). Le Rapport Mapping décrit plusieurs des avantages de la mise sur pied d’une telle juridiction mixte  dont certains pourraient se révéler très importants dans le contexte régional des conflits qui ont frappé la RDC. Un tel tribunal pourrait poursuivre des nationaux mais aussi des ressortissants d’Etats tiers, qui portent « la responsabilité la plus lourde » dans les crimes internationaux commis en RDC[5].
  3. Un tel Tribunal pénal spécial pour la RDC ne pourra traiter qu’un nombre limité de cas, en se focalisant sur les plus hauts responsables des crimes. Se pose alors la question du sort judiciaire réservé aux nombreux auteurs présumés de rang moyen ou inférieur. Pour qu’ils ne puissent échapper à la justice, la deuxième formule de tribunaux mixtes préconisée par le Rapport Mapping pourrait les prendre en charge judiciairement parlant. En s’inspirant cette fois de la démarche adoptée par son homologue de la République Centrafricaine[6], le Président de la République peut soumettre une demande pour l’adoption de « mesures spéciales temporaires » au président du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette sollicitation formelle et officielle adressée aux Nations Unies sera suivie de la signature entre la MONUSCO et le Gouvernement congolais, d’un Mémorandum d’entente sur la mise en place de chambres spécialisées mixtes au sein de Cours d’appel, composées de juges nationaux et internationaux[7].  Ces juridictions spécialisées peuvent être créées en tant qu’institution nationale, au moyen d’un acte de droit congolais,  conformément à l’article 149, alinéa 6 de la constitution : « La loi peut créer des juridictions spécialisées « .
  4. Même si un fondement juridique, sous la forme d’une Résolution du Conseil de sécurité, d’un Accord entre les Nations Unies et le Gouvernement Congolais, d’une loi nationale, est établi pour la création d’un TPI ou d’un Tribunal pénal spécial pour la RDC et de Chambres spécialisées mixtes – ce qui, au mieux, pourrait prendre quelques mois, et, au pire, quelques années -, il s’avère urgent de procéder à la collecte et à la préservation des preuves qui pourront servir devant ces juridictions. Ces preuves, et plus particulièrement les nombreuses fosses communes inventoriées en partie par le Rapport Mapping, sont essentielles pour établir la responsabilité pénale des auteurs des crimes internationaux commis en RDC. Les fosses communes restent parmi les preuves les plus décisives qui pourraient permettre à un tribunal indépendant de qualifier certains des actes de violence documentés dans le Rapport Mapping de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre ou de crimes de génocide.En s’inspirant de la lettre adressée par le Gouvernement irakien au Conseil de Sécurité (S/2017/710)[1], le Président de la république (ou le Gouvernement congolais) devrait adresser une lettre au Conseil de sécurité dans laquelle il demande l’aide de la communauté internationale et l’adoption d’une résolution du Conseil de Sécurité pour s’assurer que les auteurs présumés des crimes  inventoriés dans le Rapport du Projet Mapping et dont l’identité est consignée  dans la base de données confidentielle maintenue par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, répondent des crimes qu’ils auraient commis en RDC, y compris lorsque ces crimes sont susceptibles de constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocidePar cette résolution, le Conseil de Sécurité des Nations Unies pourra : – se déclarer résolu à faire en sorte que ceux qui se sont rendus coupable en RDC d’actes susceptibles de constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide, aient à en répondre. – prier le Secrétaire général de constituer une Équipe d’enquêteurs, dirigée par un Conseiller spécial et intégrée dans la MONUSCO, à l’appui des efforts engagés à l’échelle nationale pour amener les auteurs présumés de ces actes, en particulier ceux qui portent la responsabilité la plus lourde, à rendre des comptes, en recueillant, conservant et stockant des éléments de preuve en RDC d’actes susceptibles de constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide perpétrés en RDC, selon les critères les plus rigoureux, qui devraient être définis dans le mandat de cette équipe d’enquêteurs.  Les éléments de preuve relatifs à ces crimes, notamment ceux recueillis par l’Equipe d’enquêteurs lors de l’excavation des fosses communes, devraient être utilisés dans le cadre de procédures pénales justes et indépendantes menées, conformément au droit international applicable, devant les tribunaux compétents, nationaux, internationaux et internationalisés[2].
    • Il devrait être précisé dans le mandat de l’Equipe d’enquêteurs que des magistrats congolais et d’autres experts en droit pénal, y compris des membres expérimentés des services de poursuites, devront être nommés en son sein pour travailler aux côtés d’experts internationaux sur un pied d’égalité. Par cette mesure, l’Equipe d’enquêteurs deviendrait une équipe mixte.
    • Le mandat de cette équipe d’enquête pourrait s’inspirer du mandat de l’Equipe d’enquêteurs des Nations Unies chargée de concourir à amener Daech/État islamique d’Iraq et du Levant à répondre de ses crimes[3].

La constitution d’une telle équipe d’enquêteurs est aujourd’hui une priorité. Elle est un élément essentiel et indispensable d’une stratégie nationale holistique de justice transitionnelle mettant l’accent sur la lutte contre l’impunité et donc sur les mécanismes judiciaires.

Un nouveau mandat pour la MONUSCO et le BCNUDH

Il faut remarquer que le Conseil de sécurité des Nations Unies n’a pas créé lui-même par une Résolution le tribunal mixte à l’intérieur du système judiciaire centrafricain mais qu’il a appelé les autorités centrafricaines à mettre en place certaines mesures relatives à la justice transitionnelle et a mandaté la Mission des Nations Unies sur le terrain, la MINUSCA, de les soutenir dans ces efforts. En particulier, le Conseil de sécurité a demandé au gouvernement de prendre des mesures immédiates et concrètes visant à lutter contre l’impunité, notamment en rétablissant l’administration de la justice pénale et de rendre la Cour pénale spéciale “opérationnelle dans les meilleurs délais” . Le Conseil de sécurité a donné à la MINUSCA le mandat de fournir une assistance technique pour la mise en place de la Cour pénale spéciale et un appui au renforcement de la capacité des autorités centrafricaines en particulier dans les domaines des enquêtes judiciaires et du droit à un procès équitable et à une procédure régulière. Pourquoi ce rôle important attribué à la MINUSCA en République centrafricaine ne pourrait-il être attribué à la MONUSCO en République Démocratique du Congo ?

Au moment où le Gouvernement de la RDC et les Nations Unies négocie une stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO et donc le contenu d’un nouveau mandat pour la Mission, celui-ci devrait être fortement axé sur l’appui à la mise en place des mécanismes judiciaires et extra-judiciaires de justice transitionnelle. Ce mandat devrait intégrer, dès que possible, la constitution  de l’Equipe d’enquêteurs des Nations Unies chargée de concourir à amener les auteurs présumés de crimes internationaux à répondre de leurs crimes.   Il devrait également comprendre un appui solide à la mise en place des deux types de juridictions mixtes, recommandées par le Rapport Mapping.

La cheffe des droits de l’homme de l’ONU, la Haute Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme, Michelle Bachelet, a récemment appelé les autorités congolaises à renforcer leurs efforts pour prévenir de nouvelles violations des droits de l’homme et de nouveaux abus dans l’est de la RDC et à prendre des mesures concrètes pour mettre en place des processus de justice transitionnelle qui accordent aux milliers de victimes des conflits successifs leurs droits à la justice, à la vérité et aux réparations.

[1] Cette lettre dit : « Les crimes perpétrés par l’organisation terroriste Daech contre les civils et la destruction des infrastructures et du patrimoine archéologique en Iraq constituent des crimes contre l’humanité et il est donc important que les membres des bandes de Daech ayant commis ces actes soient traduits en justice conformément au droit iraquien. Dans ce contexte, nous demandons l’assistance de la communauté internationale afin de tirer parti de l’expertise internationale pour incriminer l’entité terroriste Daech. La République d’Iraq et le Royaume-Uni travaillent à l’élaboration d’un projet de résolution conjoint de manière à préserver la souveraineté nationale et la juridiction de l’Iraq et à respecter ses lois durant les phases de négociation et d’application de la future résolution ».

[2] La recommandation, malheureusement oubliée, de constituer une équipe d’enquête est présente, depuis 2010, dans le Rapport Mapping qui, suite à la controverse sur la qualification de crimes de génocide pour des actes de violence commis par l’AFDL/APR pendant la première guerre, avance la proposition suivante : « 522. À la lumière des considérations concurrentes précédemment énumérées, il est important qu’une enquête judiciaire complète soit ouverte, afin de faire la lumière sur les incidents rapportés qui se sont déroulés sur le territoire de la RDC en 1996 et 1997. Seul une pareille enquête suivie d’une décision judiciaire sera en mesure de déterminer si ces incidents constituent des crimes de génocide ».

[3] Mandat de l’Équipe d’enquêteurs chargée d’appuyer les efforts engagés à l’échelle nationale pour amener l’État islamique d’Iraq et du Levant (Daech) à rendre compte des actes susceptibles de constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide perpétrés en Iraq, constituée en application de la résolution 2379 (2017) du Conseil de sécurité.

LIRE AUSSI : Pour une stratégie de justice transitionnelle appropriée en RDC : les mécanismes judiciaires.

 

 2. Stratégie en matière de Droit à la vérité

Il faut aussi veiller à ce que le droit des victimes à la vérité soit respecté. Le projet de Décret actuellement à l’étude au Ministère des Droits Humains propose de créer une « Commission de Justice Transitionnelle et de Réconciliation », CNJTR en abrégé, qui n’est en fait que le remake de la première Commission Vérité et Réconciliation (CVR) qu’a connu la RDC de 2003 à 2006 et qui a complètement failli à sa mission.

Les commissions de vérité sont des instances provisoires mises en place par des gouvernements, généralement « de transition » (de la dictature vers la démocratie, de la guerre vers la paix), pour établir une « vérité » sur les principales violations des droits de l’homme, planifier les réparations à octroyer aux victimes, et, dans des cas peu nombreux, appuyer une politique de poursuites judiciaires limitées (en transmettant leurs conclusions aux tribunaux, en octroyant des amnisties individualisées…).

La CNJTR proposée, « commission chargée de mettre en œuvre la politique nationale de justice transitionnelle en République Démocratique du Congo, en vue d’assurer la médiation et la réconciliation entre les auteurs et les victimes des crimes graves et procéder aux réparations nécessaires en faveur des victimes » n’est qu’une mauvaise photocopie de la première CVR et en reproduit tous les défauts bien connus qui ont conduit à son échec : manque d’indépendance de sa composition, structures bureaucratiques, mandat irréaliste comprenant un double mandat de recherche de la vérité et de médiation, etc.

En l’état actuel, la CNJTR ne pourra pas « mettre en œuvre la politique nationale de justice transitionnelle en République Démocratique du Congo » puisque cette politique n’existe pas. Elle sera plutôt une commission qui pourrait protéger les auteurs d’exactions de futures poursuites judiciaires, qui poursuit un objectif de réconciliation irréaliste et qui va doublonner le travail de recherche de la vérité déjà en très grande part réalisé par le projet « Rapport Mapping ».

Les Congolais.es ne veulent pas d’une « Commission Justice transitionnelle et Réconciliation » qui n’aura de justice que le nom. Ils/Elles ne veulent pas que la Justice soit la première victime de la Vérité[8]. Les Congolais.es ne veulent pas d’une CVR qui soit une solution « faute de mieux » ou « par défaut », compensant l’absence de poursuites judiciaires systématiques au moyen de la reconnaissance d’une « vérité » historique et de l’éclaircissement de quelques cas individuels. Une « Commission de Justice Transitionnelle et de Réconciliation » ne doit pas venir faire obstacle à une application du droit et à l’incrimination des auteurs présumés des crimes internationaux commis en RDC.  Il y a lieu de craindre  qu’une nouvelle Commission Vérité et Réconciliation ou une CVR bis soit utilisée comme la seule réponse à l’impunité, flouant les victimes et reportant les mesures de justice pénale indéfiniment.

De plus, le Rapport Mapping a en très grande partie déjà  fait le travail d’une commission vérité nationale et a rempli la plupart des fonctions d’une commission de vérité.  Ces fonctions sont décrites par l’International Center for Transitional Justice (ICTJ) dans son « manuel » : Recherche de la vérité, Eléments pour la création d’une commission de vérité efficace  : Préparer un rapport établissant un bilan historique précis et impartial des violations des droits humains ; Collecter des informations ; Protéger l’intégrité et le bien-être des victimes ; Mener des activités de sensibilisation pédagogique ; Offrir des propositions politiques pour garantir que les violations ne se répètent pas ; Soutenir le travail du système judiciaire ; Promouvoir la réconciliation communautaire et nationale. Outre cette dernière fonction de « réconciliation », une seule des autres tâches d’une Commission vérité n’a malheureusement pas été réalisée par le Projet de Mapping : « Mener des activités de sensibilisation pédagogique »[9].

On ne voit  pas l’intérêt qu’il y aurait à recréer une nouvelle CVR officielle ou une CNJTR en RDC pour uniquement combler cette carence et remplir cette fonction. En effet, ces activités de communication et de sensibilisation pédagogique prennent aujourd’hui la forme d’activités d’un « travail de mémoire » qui permettent l’expression publique des victimes (si elles le souhaitent bien sûr) et qui sont aussi de véritables mécanismes non officiels de recherche de la vérité, le plus souvent mis en œuvre par des associations de victimes et des organisations de la société civile. Il s’agit d’activités qui se multiplient aujourd’hui telles les marches de lutte contre l’impunité, la construction de monuments, les journées et cérémonies commémoratives des victimes des massacres, la construction d’un Mémorial en ligne www.memorialrdcongo.org , les demandes d’ouverture et d’exhumation des fosses communes, etc.

Enfin, d’ autres considérations invitent à un usage réfléchi de la notion de « réconciliation », notamment en raison de la nature internationale des conflits qu’a connu la RDC et sur lesquels la tâche d’une Commission Vérité et Réconciliation devrait porter. On l’a vu, la RDC  a connu des conflits internationaux ou internationalisés durant lesquels les forces armées de plusieurs pays ont été engagées. Il n’est pas évident que, dans un tel contexte international de commission des crimes, une CVR purement congolaise avec un mandat de «réconciliation nationale» permettrait de contribuer à une réconciliation entre Congolais alors qu’il s’agit plutôt de contribuer à une « réconciliation internationale » entre Etats qui ont été engagés dans ces conflits. Dans cette perspective, ne faudrait-il pas songer plutôt à la mise en place d’un mécanisme de recherche de la vérité de dimension internationale ou régionale.

En matière de mécanismes de recherche de la vérité, la stratégie de justice transitionnelle pourrait s’articuler en 3 points :

  1. Apporter un soutien aux mécanismes non officiels de recherche de la vérité et à toutes les initiatives mémorielles mises en œuvre par les communautés et organisations de victimes, par les OSC, par les confessions religieuses, etc.
  2. Mettre en place une « Commission de vérité et réconciliation  de la région des Grands Lacs», instance régionale qui se consacrerait à l’établissement des faits sur les crimes internationaux et autres graves violations des droits de l’homme commises pendant les conflits armés internationaux dans la région des Grands Lacs et qui ont impliqués la RDC et plusieurs Etats tiers.
  3. Mettre en place plusieurs Commissions Vérité et Réconciliation provinciales centrées sur plusieurs des conflits armés internesqu’a connu (et parfois connaît encore) la RDC. Ces CVR « provinciales » pourraient traiter les graves violations commises et formuler des recommandations pour la prévention de nouveaux conflits dans l’avenir, par exemple, dans les zones ci-dessous :
    1. Kasaï central[10] (voir Rapport de l’Équipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï)
    2. Shaba (Katanga) (voir § 134 à 150 du Rapport Mapping)
    3. Nord-Kivu (voir § 151 à 167 du Rapport Mapping)
    4. Ituri (voir § 404-429 du Rapport Mapping)
    5. Sud-Kivu (Hauts plateaux / Minembwe)
    6. Etc.

Dans le cadre de la stratégie commune de retrait de la MONUSCO, le nouveau mandat de la Mission, de sa composante civile et du BCNUDH devrait impérativement intégrer un appui solide, technique et financier, à la mise en œuvre des mécanismes, officiels et non-officiels, de recherche de la vérité.

3. Stratégie en matière de Droit à la réparation

La mise en place, par Décret, d’un établissement public dénommé « Fonds d’indemnisation des victimes des crimes graves en République Démocratique du Congo » ne peut pas faire l’économie de la définition d’une stratégie et d’un programme national en matière de réparation.

En raison du grand nombre de victimes et au regard de la complexité des réparations à mettre en oeuvre, il serait judicieux de confier l’élaboration et la gestion d’un programme national de réparations à un organe spécifique qui serait chargé de :

–  identifier les spécificités des conflits en RDC, notamment leur caractère international, ayant une incidence sur l’approche à adopter pour chaque type de réparation (restitution, satisfaction, réadaptation, indemnisation).

– se pencher sur les modalités de mise en œuvre des réparations,

– arriver à une vision des préjudices subis centrée sur les victimes et sensible au genre, et

– formuler des recommandations sur les diverses formes de réparations individuelles ou collectives les plus appropriées selon les diverses catégories de victimes.

Enfin, un fonds fiduciaire ou un « Fonds d’indemnisation des victimes des crimes graves »  pourrait être mis en place, afin de fournir les ressources indispensables à la mise en œuvre du programme national de réparation.

4. Stratégie en matière de Droit des victimes à des garanties de non-répétition.

Dans les situations de transition faisant suite à un régime autoritaire ou à un conflit armé, comme c’est le cas en RDC, les garanties de non-répétition ou de non-renouvellement représentent, dans un cadre de justice transitionnelle, des mesures conçues pour empêcher que des violations graves des droits de l’homme ne se reproduisent à l’avenir. Les garanties de non-répétition peuvent comprendre un large éventail de mesures et se décliner sous différentes formes, notamment « la réforme des institutions, le démantèlement des groupes armés, l’assainissement des forces de sécurité et de l’appareil judiciaire, la protection des défenseurs des droits de l’homme, la fourniture d’une formation relative aux droits de l’homme aux forces de sécurité, etc. Elles impliquent une association d’actions délibérées et diverses qui contribuent à réduire la probabilité de la répétition de violations.

Où en sommes-nous aujourd’hui en RDC en ce qui concerne ces garanties de non-répétition et plus particulièrement le processus de réforme des forces de sécurité, notamment de la police, de l’armée et des services de renseignement ? Le processus de réforme des FARDC n’a jusqu’à ce jour aucunement intégré les préoccupations de la justice transitionnelle. Plutôt que faire sortir de l’armée les suspects de violations graves on les y a fait entrer. Le processus de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR), visant à désarmer les combattants et à leur donner un choix entre le retour à la vie civile ou l’intégration dans l’ armée nationale, a conduit, en vertu du principe d’inclusivité consacré dans les accords de paix, à intégrer dans les institutions politiques mais aussi dans les services de sécurité de nombreux éléments de groupes armés présumés responsables de violations graves. Le Rapport Mapping fait le constat que de nombreuses personnes soupçonnées de violations graves du droit international humanitaire se trouvent aujourd’hui dans plusieurs institutions, notamment dans les hauts rangs de l’armée. Pendant la transition et au cours des années qui l’ont suivie, plusieurs nominations d’individus dénoncés comme étant responsables de crimes graves commis en RDC, dont certains pour des faits remontant à la période couverte par le rapport, sont devenus gradés lors de leur intégration dans l’armée nationale.  Les décisions des gouvernements congolais successifs vont ainsi clairement à l’encontre des mesures de vetting (assainissement) réclamées par le Conseil de sécurité, les Rapporteurs des sept procédures spéciales thématiques sur l’assistance technique au Gouvernement de la RDC, le Groupe d’experts pour la RDC ainsi que par la société civile congolaise.

Assainir les FARDC aurait un impact très important  non seulement sur l’augmentation du niveau de « républicanisme » de l’armée nationale , mais aussi sur la protection des victimes et des témoins qui vivent sous la menace des représailles que pourraient exercer leurs anciens bourreaux ainsi que sur la protection des populations civiles, mandat prioritaire de la MONUSCO, qui peuvent légitiment craindre de voir aujourd’hui les mêmes officiers reproduire à leur encontre les mêmes exactions que celles subies dans le passé .

Le processus d’assainissement, composante de la réforme du secteur de sécurité en RDC, devrait donc prioritairement être appliqué aux FARDC. Il ne devrait pas cependant épargner la police, car si la majorité des personnes contre qui pèsent de sérieuses allégations de violations graves des droits de l’homme ont été intégrées dans l’armée, d’autres, issues notamment des groupes maï maï, ont été aussi intégrées dans la police nationale.  Les services de renseignements et de sécurité, tels l’ANR (Agence Nationale de Rnseignement), la DEMIAP (Détection militaire des activités anti-patrie), etc. hérités de l’époque mobutiste, n’ont ni été assainis ni même réformés, ce qui explique facilement les nombreuses violations des droits de l’homme et atteintes aux libertés fondamentales qu’ils continuent à commettre jusqu’à ce jour .

Il est primordial de réformer les institutions militaires, judiciaires et de maintien de l’ordre, ainsi que les services de renseignements et les institutions chargées de la lutte contre la criminalité, afin qu’ils puissent remplir leurs rôles constitutionnels tout en respectant l’état de droit et les droits fondamentaux. La réforme des institutions doit s’accompagner d’un assainissement du personnel (vetting), c’est-à-dire veiller notamment à ce que les personnes ayant commis de graves violations ne restent pas au sein de ces institutions, et que les antécédents droit de l’homme de ceux qui postulent à des postes dans de telles institutions soient vérifiés.

Dans le cadre de la stratégie commune de retrait de la MONUSCO, le nouveau mandat de la Mission, de sa composante militaire et surtout de sa composante civile renforcée, de UNPOL et du BCNUDH devrait impérativement intégrer un appui solide, technique et financier, à la mise en œuvre des mécanismes de réformes institutionnelles et de garanties de non-répétition, particulièrement le processus d’assainissement (vetting) du secteur de sécurité.

5. Prérequis à intégrer dans une stratégie nationale holistique de justice transitionnelle.

A ces pistes de réflexion pour l’élaboration d’une véritable stratégie nationale holistique de justice transitionnelle , il faut ajouter quelques prérequis à intégrer dans cette démarche.

  1. L’aide aux associations de victimes

Après une période de conflit et de répression, les organisations de victimes peuvent jouer un rôle influent pour la justice transitionnelle. Elles peuvent également remplir un rôle important de soutien par les pairs entre les victimes, en aidant leur membres à accéder aux services de réadaptation, ainsi qu’aux services sociaux et juridiques, et en tant qu’intermédiaires veiller à ce que les préoccupations des victimes soient prises en considération par les décideurs politiques et les institutions nationales. Les associations de victimes existantes en RDC n’ont pas encore pu influer suffisamment dans le processus décisionnel, ni exprimer les revendications des victimes. Un soutien approprié doit leur être apporté pour renforcer la capacité de ces associations à exprimer leurs revendications, à mener des activités de plaidoyer et à aider les victimes à s’organiser et participer aux procédures judiciaires (devant la CPI, un tribunal spécial, des chambres spécialisées mixtes, les juridictions ordinaires). De plus, elles devraient pouvoir être associées aux processus décisionnels portant sur des sujets importants pour les victimes. Ceci afin que leurs points de vue soient pris en considération dans l’établissement des processus de justice transitionnelle

  1. Le renforcement de la capacité des organisations de la société civile, notamment pour leur engagement dans les politiques de justice transitionnelle

Beaucoup d’ONG de défense des droits humains et d’OSC, confrontées à des menaces, à des intimidations, ont eu, ces dernières années, de grosses difficultés à accompagner les victimes et faire respecter leurs droits à la justice, à la vérité, à la réparation et à les soutenir dans leurs activités de mémoire. Beaucoup peinent à conserver leur capacité institutionnelle, leur indépendance et leur crédibilité. Il est donc fondamental de les aider à acquérir les équipements de base nécessaires à leur fonctionnement efficace et durable (bureaux, ordinateurs et équipements connexes) et à augmenter leur ressources humaines. En plus d’assurer leur protection, notamment par l’adoption d’édits ou d’une loi sur la protection des défenseurs des droits de l’homme, il est important de renforcer leur capacité globale, afin qu’elles puissent soutenir les groupes de victimes et s’impliquer avec le gouvernement dans les politiques de justice transitionnelle. Elles ont besoin d’aide pour mieux documenter les événements passés, ainsi que les incidents et les violations toujours en cours aujourd’hui. Pour archiver et numériser ces informations, elles doivent pouvoir engager davantage de personnel et s’équiper du matériel et des technologies appropriés.

  1. Le développement d’un programme de protection des victimes et témoins

Un travail préparatoire essentiel doit être fait au niveau de la protection des victimes et des témoins. Il faut mettre en place un cadre juridique national de protection des victimes et des témoins, et développer la capacité des institutions qui peuvent agir en tant que partenaires de mise en œuvre – les institutions de l’Etat et les organisations de la société civile, y compris dans les provinces. La MONUSCO et le BCNUDH doivent renforcer leur programme de protection des victimes et des témoins, dans la perspective de la mise en place  d’une Cour pénale spéciale, de chambres spécialisées mixtes et, en général, des mécanismes de justice transitionnelle à venir. C’est une condition préalable essentielle aux mesures de justice transitionnelle.

  1. La sensibilisation sur les processus de justice transitionnelle

En raison des défis particuliers liés à l’étendue géographique du pays et aux moyens de transport et de communication limités (routes impraticables, réseau ferré quasi inexistant, vols aériens coûteux, connectivité au réseau de téléphonie mobile limité, faible pénétration de l’internet dans les Territoires reculés, etc.), des efforts particuliers, y compris mobilisant les technologies numériques[11], doivent être déployés, via des programmes de sensibilisation de la population, pour garantir que les personnes, même dans les régions les plus reculées du pays, ont bien compris les mécanismes de justice transitionnelle et qu’ils y participent de manière effective.

  1. Des mécanismes de justice transitionnelle sensibles au genre

Enfin, la violence sexuelle et basée sur le genre exige une attention particulière de la part de tous les futurs mécanismes de justice transitionnelle, qu’ils soient judiciaires ou non.

La Cour pénale spéciale, les Chambres spécialisées mixtes et les juridictions nationales ordinaires  devront veiller à mener, en priorité, des enquêtes sur les violences sexuelles et les violences fondées sur le genre et assurer une protection aux victimes et aux témoins de ces violences.

Les victimes ont particulièrement besoin d’un système judiciaire opérationnel, efficace et sensible aux questions de genre, ainsi que d’autres mécanismes permettant d’accorder des réparations aux victimes. Des réparations – individuelles et collectives – devront être accordées aux victimes de violences sexuelles liées aux conflits. Ces programmes de réparations devraient être axés sur les victimes et être transformatifs dans leur conception, mise en œuvre et impact. Ils devraient permettre de changer les stéréotypes et les hiérarchies et inégalités de genre, au lieu de les  renforcer.

Enfin, il est essentiel de mettre en place des mesures et des mécanismes pour mettre fin aux violences sexuelles et l’impunité qui en découle. Des réformes législatives et autres, ainsi que l’implication du système éducatif sont également requis de façon urgente pour mettre fin à la violence fondée sur le genre.

  1. Une implication forte des Nations Unies, de la MONUSCO, du BCNUDH

Au moment où l’on parle de plus en plus de stratégie commune de retrait de la MONUSCO, il est urgent de demander au Conseil de sécurité  non pas de décider d’un retrait pur et simple de toute la Mission mais plutôt de reconfigurer son mandat afin de lui faire jouer un rôle important en matière de justice transitionnelle.

 

Luc Henkinbrant

Docteur en Droit (UCL), Ancien directeur d’Amnesty International Belgique Francophone (AIBF) (1985-1995), Ancien Human Rights Officer et Coordonnateur de l’Unité de lutte contre l’impunité et de justice transitionnelle du BCNUDH en RDC (2001-2011), Professeur invité à l’Université Catholique de Bukavu (UCB) (2013 –      )(Cours : DPI, DIH, Mécanismes de la Justice Transitionnelle) et à l’ACAMIL (Académie militaire de la RDC)(2014), Cofondateur et Conseiller juridique de l’Observatoire de la parité et de l’égalité H/F (2008 –     ) et conseiller éditorial de son média féministe en ligne www.deboutcongolaises.org

CONTACT : luc.henkinbrant@gmail.com

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NOTES :

[1] Le Rapport Mapping précise que cette demande «  a toutefois été évoquée depuis par plusieurs dirigeants de la société civile et par des ONG, aussi bien que par différents Rapporteurs spéciaux de la Commission des droits de l’homme ayant effectué une mission en RDC. Des victimes et des ONG congolaises, méfiantes à l’égard de la justice congolaise, continuent à favoriser cette solution et l’ont quelquefois évoquée auprès de l’Équipe Mapping » (§ 1032).

[2] Une telle juridiction est dotée d’une grande indépendance du personnel judiciaire, à l’abri des interférences politiques directes, de moyens adéquats pour effectuer des enquêtes sérieuses et des poursuites respectant les garanties fondamentales des accusés dans le cadre d’un procès juste et équitable, d’un personnel qualifié et de la capacité de mettre en place certaines mesures de protection des témoins et d’assurer que les conditions de détention respecteront les normes internationales. Un autre grand avantage de ces tribunaux ad hoc réside dans leur primauté sur les juridictions nationales en tant qu’organes subsidiaires du Conseil de sécurité1742, ce qui rend leurs décisions obligatoires à l’égard de tous les États Membres de l’Organisation des Nations Unies1743 en vertu du droit international liant ses membres. Ces institutions judiciaires sont donc en mesure de contraindre tout individu à comparaître devant elles, sans égard de sa nationalité ou des immunités dont il pourrait se prévaloir devant des juridictions nationales. (§1034)

[3] En revanche, un Tribunal pénal international implique des coûts considérablement élevés, en particulier au regard du faible nombre de poursuites engagées et de procès tenus. Généralement établi hors du pays concerné par les crimes commis, il risque de rester peu visible pour la population et les victimes en raison de la distance géographique et d’une faible compréhension de ses procédures. Il ne peut contribuer qu’indirectement et de façon limitée au renforcement des capacités du système judiciaire national. Finalement, il exige une implication directe et importante du Conseil de sécurité. (§1034)

[4] Le président Kabbah, en juin 2000, a demandé aux Nations Unies soit la mise en place d’un tribunal spécial, soit l’extension du mandat du tribunal pénal international pour le Rwanda. L’idée d’une extension du TPIR ayant été rejetée, le Conseil de sécurité a approuvé, le 14 août 2000,  une résolution portant sur la mise en place d’un tribunal spécial indépendant pour la Sierra Leone. Le 4 octobre 2000, le Secrétaire général de l’Onu a rendu son rapport sur la création d’un tribunal spécial en Sierra Leone. Selon ce rapport, le tribunal spécial « est établi par un accord entre les Nations unies et le gouvernement sierra-léonais (…) créé par traité et de composition et de juridiction mixtes. »

[5] Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, reconnu généralement comme un succès, a  réussi à juger une dizaine d’individus, dont l’ancien président du Libéria, Charles Taylor, en plus de huit ans, pour un coût total qui se chiffre à un peu plus de 200 millions de dollars, ce qui est nettement moins coûteux que les deux tribunaux ad hoc pour le Rwanda et l’’ex-Yougoslavie. « Il offre une meilleure possibilité de coopération avec des États tiers et d’autres institutions, comme la CPI ou Interpol, grâce aux assurances d’indépendance et d’impartialité que le caractère purement international donnerait à la Cour, facilitant du même coup les enquêtes et poursuites des crimes commis en RDC, notamment quant à leurs aspects transnationaux (§1040). Il est également possible, comme dans le cas du procès de Charles Taylor devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, de siéger à l’extérieur du pays pour des raisons de sécurité. Ce précédent pourrait inspirer une mesure similaire pour les cas les plus sensibles qu’un tribunal pour la RDC aurait à connaître, ajoute le Rapport Mapping en concluant : « En termes de garanties d’indépendance et d’obligation des États tiers de coopérer, la création d’une juridiction internationale offre des avantages indéniables et précieux, particulièrement dans le contexte des crimes commis en RDC par certains responsables militaires et politiques, nationaux et étrangers. Si l’État congolais décidait de poursuivre cette voie, un tribunal international mixte inspiré du modèle du Tribunal spécial pour la Sierra Leone offrirait les meilleures garanties de succès et serait de nature à contribuer plus concrètement à renforcer le système national, quoique de façon limitée ».

[6] Mme Catherine Samba-Panza, le 4 avril 2014, a soumis une demande pour l’adoption de « mesures spéciales temporaires » au président du Conseil de sécurité de l’ONU. Suite à cette sollicitation formelle et officielle adressée aux Nations Unies, elle a obtenu la signature entre la MINUSCA et le Gouvernement centrafricain, le 7 août 2014, d’un Mémorandum d’entente sur la création de la Cour pénale spéciale centrafricaine qui comportait un projet de statut détaillé de la cour pénale à créer par voie législative. Cette cour, de caractère mixte, composée de juges nationaux et internationaux, fut ensuite rapidement créée en tant qu’institution nationale, au moyen d’un acte de droit centrafricain, en l’occurrence la Loi organique n° 15.003 du 3 juin 2015

[7] Si le Tribunal pénal spécial pour la RDC évoqué ci-dessus est créé,  il ne pourra traiter qu’un nombre limité de cas, en se focalisant sur les plus hauts responsables des crimes. Les chambres spécialisées mixtes, créées au sein des Cours d’Appel comme cela a déjà été proposé, seraient alors chargées de poursuivre les nombreux auteurs présumés de rang moyen ou inférieur afin qu’eux aussi rendent des comptes devant la justice. Outre le coût moins élevé de pareil mécanisme par rapport à un tribunal purement international, on peut mentionner d’autres avantages des chambres spécialisées mixtes. Avec une participation suffisante d’acteurs internationaux en leur sein dans des postes clés, elles offrent davantage de garanties d’indépendance et d’impartialité et augmentent leur crédibilité auprès des victimes ainsi que l’indépendance des magistrats congolais. Elles permettent de renforcer, plus que tout autre mécanisme, les capacités des acteurs judiciaires congolais et pourraient graduellement leur transférer l’ensemble des responsabilités pour mener à bien les enquêtes, les poursuites et les procès. Elles pourraient avoir une compétence temporelle plus étendue, ouverte, de façon à couvrir les crimes internationaux commis jusqu’à ce jour (§1045). Évidemment, ces chambres mixtes spécialisées créées à l’intérieur du système judiciaire congolais présenteraient aussi de nombreux défis parmi lesquels le Rapport Mapping cite : « Il serait plus difficile d’obtenir la coopération des États tiers avec ces juridictions, qui n’auraient aucune obligation générale de collaborer avec elles et probablement davantage de réserves à coopérer que s’il s’agissait d’une instance internationale indépendante du système judiciaire congolais » tel le Tribunal spécial pour la RDC évoqué plus haut.

[8] comme l’a dit Reed Brody, directeur de HRW, dans un article au titre explicite “Justice: The First Casualty of Truth” : la réconciliation tant vantée par les promoteurs des commissions vérité s’avère souvent être « une cruelle plaisanterie » pour les victimes confrontées à leurs tortionnaires impunis, et en réalité, ces commissions sont « l’option douce pour des gouvernements qui violent les droits de l’homme et veulent éviter la justice ». Et il cite le journaliste argentin Horacio Verbitsky, qui mena campagne en faveur de l’abrogation des lois d’amnistie qui souligne que « vouloir imposer la réconciliation entre des familles de victimes et leurs bourreaux serait sadique d’un point de vue individuel et sans importance à l’échelle de la société. La seule base pour construire l’avenir pour tous les citoyens est d’accepter la loi et ses procédures».

[9] Après sa publication, le 1er octobre 2010, le Rapport du projet Mapping a malheureusement été relégué dans les tiroirs des Nations Unies à New York et à Genève.

[10] Le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’Homme (BCNUDH) et le Ministère Provincial de la justice et droits humains du Kasaï Central ont rendu public le rapport des consultations populaires sur les besoins de justice, réparations et prévention de nouveaux conflits dans la province du Kasaï Central.  Il ressort de ce rapport, officiellement remis, le 5 février 2020, au Gouverneur de province, que la population du Kasaï Central est fortement favorable à la création d’une Commission provinciale de vérité, justice et réconciliation. Ces consultations ont été menées du 15 au 23 août 2019, auprès de 1.150 personnes dans la ville de Kananga, dans les 5 territoires du Kasaï central et au sein de la communauté kasaïenne de la ville de Kinshasa. Elles avaient pour but d’identifier et analyser les besoins des membres des communautés locales affectées par le conflit en matière de justice, réparations et prévention en vue de la mise en place de mécanismes de la justice transitionnelle.

Parmi les conclusions et recommandations, on peut lire : « Quant à la recherche de la vérité, il ressort clairement de ces consultations populaires que la grande majorité de la population du Kasaï Central est fortement favorable à la création d’une commission provinciale de vérité, justice et réconciliation. Cette dernière aura pour mandat de faire toute la lumière sur les graves violations entre 2016 et 2017 au Kasaï Central et de formuler des recommandations pour la prévention de nouveaux conflits dans l’avenir. Toutes les questions relatives à son mandat, son organisation et son fonctionnement, doivent être définies dans un Edit qui sera voté par l’Assemblée provinciale”. Il est intéressant de noter aussi que : « S’agissant de la responsabilité pénale de toutes ces graves violations, la population dans sa majorité veut que des poursuites pénales effectives soient engagées en l’encontre des présumés auteurs, avant toute initiative de réconciliation communautaire, afin de servir de leçon pour l’avenir. Néanmoins, cette exigence de poursuites n’exclut pas un pardon qui peut être accordé publiquement (lors d’une cérémonie traditionnelle de réconciliation selon la culture kasaïenne), à certains présumés auteurs repentants à condition de ne pas être accusés de crimes graves ».

Cette Commission provinciale de vérité, justice et réconciliation au Kasaï central pourrait très bien servir de modèle à d’autres « CPVJR » dans d’autres provinces avec le mandat de faire toute la lumière sur les graves violations commises pendant une période donnée et de formuler des recommandations pour la prévention de nouveaux conflits dans l’avenir.

[11] Comme, par exemple, le Mémorial en ligne www.memorialrdcongo.org

 

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