Depuis treize mois, l’extrême est de la République démocratique du Congo (RDC) est de nouveau le théâtre de combats meurtriers opposant d’un côté des milices locales et des forces régulières congolaises au Mouvement du 23 mars (M23), un groupe rebelle soutenu par le Rwanda. Dans un entretien au quotidien  Le Monde, le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix en 2018, dénonce l’inaction et l’hypocrisie de la communauté internationale, ainsi que la corruption des autorités congolaises face à ce drame qui dure depuis près de trente ans.

 

Comment expliquez-vous la résurgence des violences meurtrières dans l’est de la RDC depuis novembre 2021 ?

Parce que, au Congo, l’impunité est la norme. Notre pays ressemble à une bijouterie sans porte ni fenêtres. Chacun peut massacrer des populations impunément, comme à Kishishe [dans la province du Nord-Kivu, les 29 et 30 novembre, où au moins 131 personnes sont mortes], piller nos richesses, puis les vendre sur le marché international. Pendant ce temps, le monde entier ferme les yeux. C’est ce qui se passe avec le M23, un mouvement terroriste soutenu par le Rwanda.

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Ça ne date pas d’hier. La crise sécuritaire et humanitaire, qui se déroule depuis vingt-cinq ans dans l’est du Congo, est la plus négligée au monde. Une crise qui, pourtant, a déjà provoqué la mort de plus de 6 millions de personnes et déplacé 5,8 millions d’autres. Un tiers de la population a faim.

Que fait l’Etat congolais ?

Dans l’est du pays, il y a là cent vingt groupes armés nationaux ou étrangers. Quelle est la réponse de Kinshasa ? Il appelle des forces armées extérieures [celles envoyées par les pays membres de la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale] qui viennent avec leur propre agenda pour croquer leur part du gâteau. Résultat, c’est à nouveau la population civile qui paie le tribut. C’est dramatique, d’autant que le reste du monde regarde sans rien faire. Le Congo vit dans une situation de chaos organisé, sa population réduite dans une forme d’esclavage moderne, dans le but de piller ses terres rares et ses minerais stratégiques. Tout cela pour répondre aux besoins des nouvelles technologies et de la transition énergétique.

A Luanda, Nairobi ou New York, les diplomates tentent pourtant de trouver une issue à cette crise…

Nous sommes agressés par le Rwanda. C’est reconnu. L’ambassadeur de France aux Nations unies a qualifié d’« horreur » le massacre de Kishishe. Mais après ? Quelle suite ? Rien. Malheureusement, on ne voit pas la communauté internationale s’émouvoir comme elle le fait pour l’Ukraine, où le pays agresseur – la Russie – est sanctionné, isolé. La politique européenne en direction de la région des Grands Lacs est d’une totale incohérence.

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Aucune des mesures annoncées à Luanda ou à Nairobi n’ont été respectées. Cela dit, je ne crois pas que l’externalisation de notre sécurité soit une solution. Notre problème est que le chaos est organisé de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. C’est pourquoi j’appelle le peuple congolais à prendre son destin en main, dès lors que nos autorités censées assurer notre sécurité ne le font pas, et au contraire entendent la sous-traiter à l’extérieur en monnayant on ne sait quoi.

Demandez-vous le départ du président, Félix Tshisekedi ?

Pour le moment, la priorité est de faire cesser l’occupation d’une partie de notre territoire par les terroristes du M23 soutenus par le régime de Kigali. Et contre cela, nous demandons que le droit international s’applique. Nous demandons que la Charte des Nations unies s’applique. Nous demandons qu’il y ait une mobilisation internationale contre l’agression du Rwanda. Nous demandons que l’on mette un terme à ce système de deux poids, deux mesures. Personne ne parle du Congo alors que, tous les jours, il y a au moins une réunion au niveau international sur l’Ukraine. Arrêtons cet humanisme à géométrie variable. Il faut absolument qu’en cas d’agression l’agresseur subisse les mêmes conséquences.

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La plus importante mission extérieure des Nations unies est pourtant déployée au Congo…

L’ONU doit faire d’avantage. Au lieu de cela, son secrétaire général dit que les 16 000 casques bleus déployés en RDC ne peuvent pas arrêter un groupe rebelle de quelque 3 000 personnes, parce que leur puissance de feu est supérieure à celle des Nations unies. La résolution 2641 des Nations unies [adoptée en juin] est pourtant claire : tout Etat ou organisation qui soutient des rebelles ou un groupe armé dans la région des Grands Lacs doit être placé sous embargo et sanctionné.

Pourquoi n’est-ce pas le cas ?

Cela relève du cynisme géopolitique. L’Europe s’est bâtie sur des valeurs démocratiques et d’Etat de droit. Sauf que l’économie et les finances ne respectent pas ces principes. Je suis triste quand je pense à l’époque de mes arrière-grands-parents. Au temps des colons belges, on tranchait les mains de ceux qui ne fournissaient pas suffisamment de caoutchouc pour que les Européens disposent de pneus. Aujourd’hui, je me sens aussi mal lorsque je vois tout ce qui est fait sur le dos des Congolais. Comment parler de la transition énergétique sans évoquer le cobalt et le lithium congolais nécessaires à la fabrication des batteries ? Pourquoi ne réfléchissons-nous pas autrement qu’il y a plus d’un siècle [au temps de la colonisation par le roi belge Léopold II] ? Pourquoi faut-il toujours tuer, violer, détruire toute une population pour assouvir, aujourd’hui, les besoins en cobalt ? Pourquoi ne peut-on imaginer, plutôt, un commerce transparent gagnant-gagnant où l’industrie se développe et paye les matières premières à leur juste prix ? A l’époque, Léopold II était, soi-disant, venu pour lutter contre l’esclavage et civiliser le Congo. Finalement, il a fait pire. Aujourd’hui, c’est la même chose avec des multinationales.

Le Congo est-il victime de sa richesse ?

Il n’y a pas de malédiction. C’est une question de responsabilités. Ce qui nous arrive n’est pas un problème congolais, mais concerne tout le monde. Et notamment vous, Européens, qui consommez des produits utilisant des minerais extraits grâce aux guerres. Vous avez la liberté de ne pas consommer ces produits.

Avez-vous le sentiment que votre message, depuis votre prix Nobel, porte davantage ?

J’ai accès à des plates-formes pour m’exprimer. Mais les atrocités continuent au Congo. L’homme est toujours exploité. Le corps des femmes est un champ de bataille… Tout cela perdure pour le contrôle de l’économie au nom de la globalisation. Aujourd’hui, on nous parle de « voiture verte », d’« économie verte », de transition énergétique. Mais, au Congo, la couleur est rouge, le rouge du sang versé tous les jours.

Comment inverser le cours des choses ?

Il faut, en priorité, commencer par une réforme du secteur de la sécurité. Si nous ne sommes pas capables de préserver notre intégrité territoriale parce que nous n’avons pas d’armée, si nous ne pouvons assurer la sécurité des biens et des personnes parce que nous n’avons pas de police, alors qui vient investir au Congo ? Seulement les brigands. Les adeptes de la loi du plus fort. A l’inverse, il faudrait la force de la loi. Etablir un Etat de droit où chacun se soumet aux règles. Si rien n’est fait alors, au Congo, on continuera de compter nos morts.

 

SOURCE : Le Monde : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/12/14/denis-mukwege-nous-demandons-une-mobilisation-internationale-contre-l-agression-du-rwanda-dans-l-est-de-la-rdc_6154390_3212.html

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