Baartman, Sawtche dite Saartjie ou Sarah (1789-1815)
L’histoire de la vie trop brève de Sawtche Baartman illustre tristement la manière dont le colonialisme s’est articulé avec le patriarcat, tant son corps a fasciné l’Europe du début du XIXe siècle. Née autour de 1789 dans la zone de l’actuelle Afrique du Sud, au sein du peuple khoïkhoï (péjorativement nommé « hottentot » par les colons), elle grandit dans une ferme de la colonie du Cap, sous domination hollandaise puis britannique. Ses caractéristiques physiques, à savoir un bassin large et des hanches et des fesses dont le tissu graisseux est particulièrement développé, ainsi qu’une macronymphie (hypertrophie des petites lèvres), lui valent une attention singulièrement abjecte de la part des Européens. Son surnom de Vénus, emprunté à la déesse romaine de la beauté, moque ses caractéristiques : à l’inverse des Vénus callipyges (de kallipugos, « belles fesses » en grec ancien), elle est qualifiée de manière moqueuse de Vénus stéatopyge (« avec de grosses fesses »). Elle est finalement surnommée la « Vénus hottentote », car son corps jugé hors normes fait l’objet d’une fascination raciste qui l’expose à de multiples violences.
En 1807, Sawtche est vendue avec ses deux sœurs : Hendrick Caesar les acquiert contre du tabac et de l’eau-de-vie. Il s’improvise alors manager peu scrupuleux : en 1810, avec un chirurgien anglais nommé Alexander Dunlop, il l’entraîne à Londres, lui promettant une belle carrière artistique et d’importants gains financiers. En réalité, les deux hommes tentent de la vendre au directeur du musée de Liverpool, qui décline l’offre. Elle se trouve finalement exposée tel un monstre de foire sous les regards curieux et moqueurs, quasi nue dans une cage dans un théâtre londonien. Les visiteurs, motivés par les arguments publicitaires des managers vantant son sexe, qui, selon eux, est semblable à « la peau pendant au cou des dindons », se pressent par centaines pour la voir, se permettant de la toucher et de l’agresser sexuellement.
L’African Institution, une institution abolitionniste vouée à faire cesser le commerce esclavagiste, attaque Caesar en justice, l’accusant de contrevenir à l’abolition de la traite esclavagiste prononcée en 1807. Selon eux, Sawtche est exhibée sans son consentement pour de l’argent. Pourtant, lors du procès, elle déclare qu’elle est venue en Europe de son plein gré et qu’elle a accepté d’être ainsi montrée contre une rémunération. Sa vie en Angleterre lui plaît, et elle ne souhaite pas retourner dans son pays d’origine. Le succès du spectacle s’amenuisant avec le désintérêt croissant du public, Sawtche est entraînée dans une tournée qui la mène à Manchester, où elle reçoit le baptême et le prénom de Sarah dans une église anglicane, mais aussi en Hollande et en France. En 1814, elle s’installe à Paris, où l’esclavage a été réinstitué par Napoléon Bonaparte douze ans auparavant. Exhibée le jour par le montreur d’animaux exotiques Réaux dans un cabaret de la rue Saint-Honoré, elle est le soir au centre de l’attention lors de soirées privées se déroulant dans les salons de l’aristocratie parisienne, où elle subit de multiples sévices sexuels.
Elle attire l’attention de « scientifiques » tels que le professeur de zoologie et administrateur du Muséum national d’histoire naturelle de France Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui demande à examiner « les caractères distinctifs de cette race curieuse », ou le zoologue et anatomiste comparatif Georges Cuvier, connu pour ses analyses racistes du genre humain. Elle se trouve ainsi exposée nue devant la communauté scientifique et des peintres. Un rapport de Geoffroy Saint-Hilaire décrit son visage comme « un commencement de museau encore plus considérable que celui de l’orang-outang », et compare « la prodigieuse taille de ses fesses » à celle des femelles des singes maimons et mandrills à l’occasion de leur menstruation.
Observée, mesurée sous toutes les coutures pendant plusieurs jours, elle refuse de dévoiler son « tablier génital », au grand agacement de Cuvier. Le nom de Cuvier vous dit quelque chose ? C’est sans doute parce qu’une rue du 5e arrondissement de Paris porte son nom (tout comme une autre à Lyon) : apparemment, cela ne dérange personne de célébrer l’auteur de telles atrocités. Alors qu’elle est contrainte à la prostitution, la vie dans un taudis présentant des conditions hygiéniques délétères et le contexte de violences sexuelles permanentes la plongent dans l’alcoolisme. Elle meurt prématurément, indigente, à peine cinq ans après son arrivée en Europe, emportée par une grave pneumonie après avoir contracté la syphilis. Sarah Baartman avait 25 ans.
Mais son histoire ne s’arrête pas là, puisque ses restes seront explorés et exposés de vile manière. On aurait pu imaginer que sa mort la délivrerait des abus, malheureusement son corps subit d’autres outrages post-mortem. Georges Cuvier s’en empare, étant chargé de le disséquer en se concentrant sur son postérieur et ses organes sexuels. Cette profanation est prétextée par la déshumanisation générale des corps noirs, que l’étude relègue aux confins de l’humanité (avec d’autres groupes ethniques comme les Bochimans, les Pygmées, les « Caraïbes » et les aborigènes australiens) en la rapprochant des animaux dont l’infériorisation est ancrée. Pour poursuivre dans l’horreur, un moulage en plâtre du corps de Sawtche, ses organes génitaux et son cerveau sont exposés au musée de l’Homme à Paris. Au vu et au su de tous. Ce n’est qu’en 1974 (oui…) que l’on décide de les reléguer au sous-sol.
À l’issue d’une âpre bataille judiciaire initiée par la volonté de Nelson Mandela en 1994, l’Afrique du Sud peut enfin récupérer les restes de son enfant en 2002. Près de deux cents ans après sa mort, le corps de Sawtche Baartman pourra enfin connaître le repos et une inhumation digne selon la tradition sud-africaine sur sa terre natale de la vallée de la Gamtoos, près du Cap. Sarah Baartman a porté dans sa chair tous les stigmates et toutes les violences que conjuguent le sexisme et le colonialisme. Elle est aujourd’hui le symbole des violences raciales et de genre, le nom que l’on ne peut pas donner à toutes les anonymes qui ont subi des tortures analogues. En Afrique du Sud, de nombreux centres dédiés à des femmes survivantes de violences sexuelles portent son nom.
SOURCE : Diallo, Rokhaya. Dictionnaire amoureux du féminisme (pp. 55-57).
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