Beauté
« Miroir, dis-moi qui est la plus belle. » La mythique incantation résonne telle la preuve ultime du ridicule de la vanité féminine. La belle-mère de Blanche-Neige trouve sa seule raison de vivre dans le fait se mirer chaque jour pour entendre une voix (masculine, dans le film d’animation) la rassurer quant à sa beauté. Et lorsque – ô drame – elle découvre qu’une autre a obtenu le titre auquel elle s’accroche désespérément, elle fait preuve d’un effrayant esprit de compétition en décidant d’éliminer sa belle-fille.
Ce conte qui caricature la rivalité féminine, telle une mécanique irrationnelle et immorale, met en lumière un impératif social très ancré : une femme doit être belle, sans quoi elle n’est rien.
Dans notre société, l’apparence physique des femmes est un élément central de leur valorisation. Et j’entends « beauté » non comme un état objectif mais comme une construction sociale, conçue en conformité avec les différentes formes de domination structurant nos interactions : ce qui est considéré comme beau est ce qui nous rapproche du pouvoir. Les critères qui la définissent sont le reflet de la société qui les détermine. Pour autant, la beauté ne suffit pas à conférer aux femmes une autorité morale ou intellectuelle, au contraire, une femme trop belle sera considérée comme dépourvue de qualités intellectuelles ou comme devant tout ce qu’elle obtient à son physique. Ce n’est pas le cas des hommes, dont le physique avantageux peut, à l’instar de Barack Obama ou Justin Trudeau, amplifier la crédibilité de leaders.
Les canons de beauté sont notamment diffusés à travers des images qui s’imposent comme les idéaux mais dont la teneur exclut de fait la plupart des femmes. Les images perpétuées par la mode, le cinéma ou plus largement les médias insufflent à une grande partie des personnes qui y sont exposées le désir de se conformer à leurs standards. Les critères de beauté ainsi diffusés imprègnent l’imaginaire collectif et deviennent la norme.
Toute femme a expérimenté dès l’enfance le jugement social relatif à son physique et compris très tôt que bien des aspects de sa vie seront déterminés par la perception de son apparence. Ainsi, ce que le consensus social reconnaît comme la beauté « universelle » est intériorisé par les femmes, dont beaucoup en viennent alors à combattre leurs propres caractéristiques physiques. Seules 3 % des Françaises se trouvent belles. Et 8 % disent avoir confiance dans leur physique quand 12 % déclarent ne pas pouvoir faire ce qui leur plairait à cause de leur apparence. En somme, 90 % des femmes en France sont insatisfaites de leur apparence physique et se restreignent du fait du malaise qui en découle.
Une femme est admirée lorsqu’elle est « belle », ce qui signifie jeune, svelte, valide… et blanche, de préférence. Alors que, chez les hommes, plusieurs tranches d’âge peuvent incarner la beauté masculine (le beau gosse ou le vieux beau), l’idéal féminin se réduit à la jeunesse et aux attributs les plus proches possibles de l’adolescence.
Cette injonction à la beauté qui produit donc des idéaux inatteignables possède deux fonctions.
D’une part, elle place les femmes dans une situation permanente d’insécurité, fragilise leur estime d’elles-mêmes et donc leur capacité à s’imposer socialement et politiquement, ce qui est bien pratique pour maintenir un groupe discriminé dans une position subalterne. D’autre part, le temps consacré aux tentatives de se rapprocher le plus possible de LA beauté, qu’il s’agisse de l’entretien cosmétique quotidien, des dépenses vestimentaires, des restrictions alimentaires voire de la transformation chirurgicale, est forcément un temps qui n’est pas consacré à d’autres activités potentiellement plus créatives ou épanouissantes. Et puis c’est coûteux.
Évidemment, on peut y trouver du plaisir, mais je suis certaine que nombre de ces contraintes disparaîtraient sans les injonctions patriarcales. Donner de l’importance à la beauté féminine, c’est aussi les soumettre à l’appréciation des dominants et les encourager à chercher à plaire. Cela décuple le pouvoir des hommes qui majoritairement sont en position de validation et constitue une grande perte de temps pour les femmes qui se focalisent sur des détails secondaires quand des hommes ont le loisir de s’épanouir.
Lors de la réalisation de mon documentaire Bootyful, j’avais interviewé la psychologue Sophie Cheval qui m’avait expliqué que, dans les milieux lesbiens, qui sont des espaces où les femmes ne cherchent pas à séduire des hommes, la pression était moindre quant à la nécessité de présenter une apparence physique conforme à la norme dominante. Cela démontre à quel point le regard masculin et le régime hétérosexuel écrasent la liberté corporelle et influent sur la perception de soi. C’est ce que dit en substance le personnage de Khadijah, incarné par Queen Latifah, dans la série afro-américaine des années 1990 Living Single. Quand son amie lui demande ce que serait le monde sans hommes, elle répond en riant : « Plein de grosses femmes heureuses et zéro criminalité3 ! » Le patriarcat faisant de la beauté un carcan dont il faut s’affranchir, se libérer des pesanteurs sociales et esthétiques qu’elle induit serait donc l’horizon ? C’est ce que dit en effet le féminisme classiquement blanc : il ne faut pas aspirer à la beauté car elle opprime. Mais ce n’est pas aussi simple pour toutes les femmes. En effet, les pratiques esthétiques étant avant tout des constructions sociales, le choix de la norme communément admise comme « belle » par une société n’est pas le fruit d’une conception forgée par l’objectivité.
Les standards sont conçus en fonction des codes sociaux édictés par les groupes dominants, et donc la conséquence d’un rapport de force politique. Dans une grande partie de la planète, les personnes blanches qui, du fait de leur historique domination économique et politique du monde, ont vu les traits associés à leur physionomie devenir les canons esthétiques référents. Les critères de la beauté élaborés à partir de la physionomie des personnes dominantes ont relégué les « autres » au bas de l’échelle esthétique. Pour ces femmes et ces hommes dont les traits – peaux sombres, cheveux frisés, yeux très en amande –, la situation de handicap ou encore la posture… sont méprisés, la conquête de la beauté revêt un tout autre sens. Il s’agit non seulement d’être pris en compte dans la société, mais aussi de voir ses caractéristiques respectées et valorisées.
Le psychiatre et penseur Frantz Fanon écrivait que le colonisé doit se débarrasser des images dépréciatives que les colonisateurs lui ont imposées. Pour se construire une autre vision de lui-même, il doit se libérer de « l’arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale ». Aussi, lorsqu’un élément faisant partie intégrante de son corps est considéré comme intrinsèquement laid, le revendiquer comme beau est subversif. De ce fait, pour les femmes minorées, le fait de réinvestir le champ de la beauté est salutaire. S’affirmer belle alors que la société affirme le contraire est un retournement du stigmate. Comme dans le slogan « Black is beautiful », la beauté devient un motif de fierté, libérateur et salvateur. Il s’agit là d’affirmer son corps pour créer ses propres canons et contribuer à l’émergence d’une esthétique nouvelle. C’est le retournement du stigmate.
La beauté peut et doit être investie de multiples façons : à la fois comme un objet à déconstruire, une forme d’oppression dont il faut s’affranchir ainsi qu’un espace subversif qu’il faut envahir et réinterpréter au gré de nos expressions polymorphes.
SOURCE : Diallo, Rokhaya. Dictionnaire amoureux du féminisme (pp. 61-66).
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