Il y a neuf ans, Margot Wallström a mise en place pour la première fois au monde une politique de diplomatie féministe. C’était en Suède.  Sa vision était de placer les droits des femmes au centre de l’agenda diplomatique, mais elle s’est heurtée à l’opposition de la Russie, de l’Arabie Saoudite et de son propre pays. La Suède a depuis abandonné cette politique pionnière. Quelles sont les leçons à en tirer ? Lisez la suite pour en savoir plus.

 

Lorsque la ministre suédoise des Affaires étrangères, Margot Wallström annonce que la politique extérieure de la Suède sera « féministe », les rires et les quolibets fusent, tant dans les médias, la sphère politique que dans la communauté internationale. Cette diplomatie féministe, dont les contours et le contenu ne sont pourtant pas encore connus, est immédiatement raillée et tournée en ridicule. Qu’est-ce donc que la nouvelle lubie de ce petit pays scandinave ? La diplomatie n’est-elle pas un sujet sérieux, qui s’occupe de problèmes graves et urgents, comme la guerre et la paix, la sécurité internationale, le commerce, la rivalité des puissances, les menaces à l’équilibre mondial – et non des « problèmes de femmes » ?

Dans certains cas, la notion est dévoyée de son sens et présentée comme une diplomatie qui serait exclusivement menée par des femmes, en excluant donc les hommes. Nombreux sont les observateurs pour lesquels le terme « féminisme » renvoie à une frange idéologique et militante de la société, à ne pas voir le lien entre la politique extérieure d’un État (maintien de la sécurité et de la stabilité mondiale, relations politiques et économiques entre États, échanges commerciaux, etc.) et la question de la place des femmes dans la société.

C’est donc cette transformation profonde de la théorie et de la pratique de la diplomatie que propose Margot Wallström. La volonté délibérée de mettre les droits des femmes au cœur de l’agenda diplomatique, et d’affirmer haut et fort une vision émancipatrice, constitue en effet une réponse à la poussée des gouvernements anti-droits. Face aux coups de boutoir des forces régressives, une action concertée, systématique et mobilisatrice est nécessaire. Pour ce faire, les gouvernements progressistes doivent remonter les droits des femmes dans l’agenda de leurs priorités stratégiques, à l’instar des gouvernements réactionnaires qui ont fait de leur combat pour un retour « aux valeurs familiales » une priorité de leur action internationale.

La diplomatie féministe suédoise s’appuie sur trois grands principes, les trois « R » : Rights (droits des femmes et des filles), Representation (participation des femmes aux instances de décision) et Resources (allocation de ressources humaines et financières et financement des mouvements féministes), auxquels s’ajoute un quatrième « R » : Reality (ancrage de la diplomatie féministe dans la réalité locale).

Cette nouvelle diplomatie a connu son premier test dès l’année suivant son adoption, lorsque la ministre des Affaires étrangères Margot Wallström s’est retrouvée au milieu d’un incident diplomatique avec l’Arabie saoudite. En février 2015, Mme Wallström a prononcé un discours dénonçant l’oppression des femmes par l’État saoudien devant le Parlement suédois, et qualifié le traitement (1 000 coups de fouet et dix ans de prison) infligé au blogueur Raif Badawi engagé pour la liberté d’expression dans le royaume wahhabite de « médiéval », n’hésitant pas à fustiger « une tentative cruelle de faire taire les formes modernes de la liberté d’expression ». La réaction de l’Arabie saoudite n’a pas tardé : retrait de son ambassadeur à Stockholm, refus de visas aux hommes d’affaires suédois, déclaration publique de l’Organisation de la coopération islamique critiquant « l’expression ethnocentrique » de la ministre, et condamnation de ses propos par le Conseil de coopération du Golfe comme « une interférence inacceptable dans les affaires internes du royaume d’Arabie saoudite ». La participation de la ministre suédoise au sommet de la Ligue arabe, prévu un mois plus tard, est abruptement annulée sous pression saoudienne.

Ces réactions outrées ne sont pas sans lien avec un autre événement aux conséquences géopolitiques majeures qui se déroulait en parallèle. Quelques semaines après le discours de Mme Wallström, le gouvernement suédois avait décidé de ne pas renouveler un mémorandum de coopération militaire et d’échange de technologies d’armement avec le royaume saoudien. Cette décision était lourde de conséquences stratégiques et économiques pour la Suède qui, malgré une image de pays pacifique sur la scène internationale, est un important exportateur d’armes. A-t-elle été dictée par une nécessaire cohérence avec l’annonce de la diplomatie féministe ? Difficile de le savoir. Des facteurs de politique interne ont pu jouer. Le monde, et notamment le monde des mouvements féministes, était sous le choc : la diplomatie féministe serait-elle si puissante ?

La suite de l’histoire a montré néanmoins que ce n’est pas dans les coups d’éclat et les décisions sensationnelles que se jouent les succès de la diplomatie féministe – bien au contraire. En effet, la Suède envoya une délégation officielle en Arabie saoudite une semaine après le discours de Margot Wallström pour remettre des lettres du Premier ministre Stefan Löfven et du roi Charles XVI Gustave, dans le but explicite d’atténuer les tensions diplomatiques. Ces lettres, qui expliquaient que la ministre n’avait pas l’intention de critiquer l’Islam et présentaient des excuses officielles pour « toute incompréhension », répondaient notamment à l’inquiétude des industriels suédois soucieux des conséquences économiques néfastes engendrées par les frictions avec le royaume saoudien.

Margot Wallström, quant à elle, refusa de s’excuser mais elle allégua aussi d’une « incompréhension » de ses propos – une tactique diplomatique connue pour ne pas céder du terrain tout en évitant de faire perdre la face à l’interlocuteur. Depuis, les exportations d’armes suédoises vers l’Arabie saoudite n’ont pas décru. Elles ont même augmenté avec la guerre au Yémen, où les opérations militaires menées par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont fortement critiquées par les ONG (bombardements d’infrastructures civiles sur des hôpitaux, écoles, marchés, sites de mariages, etc. selon Amnesty International).

Les mésaventures de Margot Wallström après l’annonce de la diplomatie féministe ne doivent pas masquer les efforts réels et sérieux entrepris par le gouvernement suédois pour prioriser l’égalité de genre dans son action internationale depuis 2014. Elle a mis à profit les périodes où elle présidait le Conseil de sécurité des Nations unies (2017-2018) et l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe (2021) pour placer les droits des femmes en haut de l’agenda de ces deux structures majeures du droit international. En tant que présidente du Conseil de sécurité, elle a systématiquement introduit une perspective de genre dans les discussions de paix et de sécurité, et insisté pour inclure des références à la place des femmes dans les mandats de mission de l’ONU et dans les déclarations officielles. Elle a œuvré pour que les violences fondées sur le genre et les violences sexuelles deviennent un critère de sanctions internationales.

La diplomatie féministe s’incarne aussi dans la visibilité accrue des femmes dans ces instances de pouvoir longtemps réservées aux hommes. Sous présidence suédoise, les représentants des ONG, et particulièrement des organisations de défense des droits des femmes, ont été régulièrement invités à « briefer » les membres du Conseil de sécurité – un privilège rare, qui offre une plateforme et une visibilité inédites à ces organisations pour plaider devant les grands de ce monde. Au total, la moitié des personnes extérieures invitées à intervenir devant le Conseil en 2018 étaient des femmes, un chiffre en hausse par rapport aux années précédentes.

En 2021, la présidence suédoise de l’OSCE (ndlr : l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), sous la direction de la ministre des Affaires étrangères Ann Linde, n’a pas connu un succès similaire. Alors que la Suède avait de nouveau annoncé faire de l’égalité de genre une des priorités de son mandat à la tête de cette organisation qui regroupe 57 États, dont la Russie, ses tentatives pour inclure davantage de femmes dans le processus de résolution des conflits n’ont pas été suivies. Lorsque la présidence suédoise a proposé une résolution affirmant la nécessité de renforcer la place des femmes dans la société pour promouvoir la sécurité mondiale, elle s’est heurtée aux vetos de la Russie et du Vatican.

Le ministère des Affaires étrangères suédois cite d’autres actions réussies menées dans le cadre de sa diplomatie féministe : l’inclusion de l’égalité de genre dans le traité de paix entre le gouvernement colombien et les FARC en 2016 ; l’adoption de nouvelles réglementations favorisant la participation et la représentation des femmes en politique en Moldavie et en Somalie ; l’évolution de la législation (lutte contre les violences fondées sur le genre, éradication des mutilations génitales féminines et des mariages précoces) dans une vingtaine de pays. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure la Suède a joué un rôle majeur dans ces avancées positives, mais il est clair que son leadership et son activisme diplomatiques ont contribué à mettre à l’ordre du jour les droits des femmes dans de nombreux lieux de pouvoir dont ils étaient largement absents auparavant.

Qu’en est-il de la diplomatie féministe suédoise en 2023 ? Au grand dam des ONG et des pays progressistes, le pays inventeur de la diplomatie féministe, considéré comme un modèle d’égalité de genre dans le monde entier, a élu en octobre 2022 une coalition de partis de droite et d’extrême droite. Juste après la présentation du nouveau gouvernement par le Premier ministre Ulf Kristersson, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Tobias Billström, a annoncé que la Suède allait abandonner sa diplomatie féministe au prétexte que « l’étiquette est devenue plus importante que le contenu », notant néanmoins que « l’égalité de genre demeure une valeur centrale pour le gouvernement suédois ». La décision d’abandonner le nom de « diplomatie féministe » pourrait relever davantage d’un coup d’éclat médiatique que d’un véritable retour en arrière. En effet, il ne semble pas que le ministère des Affaires étrangères suédois ait effectué des coupes importantes dans les budgets dédiés à l’égalité de genre. Son positionnement dans les instances multilatérales n’a pas considérablement varié, mais les ONG observent avec prudence toute évolution qui signalerait un revirement de position.

La décision d’abandonner la diplomatie féministe semble avoir été motivée par des considérations de politique intérieure, les partis de droite et d’extrême droite marquant ainsi leur différence avec le gouvernement social-démocrate précédent, et par des facteurs internationaux. L’adhésion de la Suède à l’OTAN et la tendance à la remilitarisation dans le contexte de la guerre en Ukraine ont conduit le gouvernement suédois à prioriser les dépenses militaires aux dépens de l’aide publique au développement. L’impact de cette annonce n’est pas anodin. Il envoie le signal d’un énième backlash, dans un pays pourtant connu pour son exemplarité et reconnu pour son action et son plaidoyer internationaux en la faveur de l’égalité de genre. Le revirement suédois rappelle avec force que les droits ne sont jamais éternellement acquis.

Ce texte est un extrait édité de « La diplomatie féministe est un sport de combat – Les droits des femmes, un enjeu mondial » par Delphine O, ambassadrice et secrétaire générale du Forum Génération Egalité au ministère français des Affaires étrangères.