Debout Congolaises, le média en ligne publié par l’Observatoire de la parité et de l’égalité H/F (OPE), poursuit ses publications relatives à la lutte contre l’impunité et pour la mise en oeuvre en RDC des mécanismes d’une vraie justice transitionnelle « sensible au genre »  (vérité, réparation, justice, garanties de non répétition et surtout et avant tout travail de mémoire). Nous reproduisons donc ci-dessous un bel article du quotidien Le Soir qui nous présente un bon exemple de la détermination et de la persévérance nécessaires dans la lutte contre l’impunité et pour que la justice soit rendue en faveur des victimes.

Tortures franquistes en Espagne : un premier pas vers la justice réparatrice

Pour la première fois en Espagne, le parquet a approuvé l’ouverture d’une enquête pour tortures pendant la dictature franquiste. Une avancée historique rendue possible grâce aux associations, à l’approbation d’une nouvelle loi de mémoire et à la détermination d’une victime, Carles Vallejo, qui veut « rompre l’impunité ». 

Carles Vallejo avait 20 ans lorsque les agents de la « Brigade politique et sociale » (BPS, pour ses sigles en espagnol) l’ont arrêté devant chez lui dans le quartier de Poblenou de Barcelone. C’était le 17 décembre 1970, il était près de 7h du matin et Carles se rendait au travail à l’usine Seat où il avait, dans la clandestinité, monté un syndicat avec ses collègues.

« On m’a arrêté et torturé pour lutter pour des droits qui sont aujourd’hui constitutionnels : le droit d’assemblée, de syndicat, de distribuer des tracts… », résume aujourd’hui le septuagénaire. Les premiers coups lui ont été portés dans la voiture qui le menait au commissariat de la Via Laietana 43, en plein cœur de la ville. Ils continueront pendant 21 jours.

Un demi-siècle plus tard, Carles Vallejo est aujourd’hui président de l’ACEPF, l’Associació Catalana d’Ex-presos Polítics del Franquisme (l’Association catalane des ex-prisonniers politiques du franquisme). Il est aussi le premier plaignant en Espagne à avoir obtenu que le parquet réclame l’ouverture d’une enquête pour tortures. « Un pas de plus dans notre longue lutte contre l’impunité du franquisme », décrit celui qui dit poursuivre le combat pour « toutes les autres victimes qui ne sont plus là pour le faire ».

21 jours de tortures

A l’époque, l’état d’urgence venait d’être décrété, ce qui a permis à la BPS de garder Carles dans les sous-sols du commissariat sans limite de temps. « Tout était sale et obscur, j’étais isolé, sans droit de parler à un avocat ou à ma famille, je perdais la notion du temps, je ne savais pas s’il faisait jour ou nuit et les interrogatoires s’enchaînaient », se souvient le syndicaliste. Toutes les quatre heures, Carles était interrogé et torturé par des agents qui, pour certains, avaient son âge.

Parfois, l’un d’entre eux jouait le « gentil policier » et essayait de le convaincre de balancer le nom de ses compagnons ainsi que des informations sur leur groupe en échange de l’arrêt des sévices. D’autres, dix ou quinze policiers, l’attendaient en salle d’interrogatoire pour faire un « roulement », qui consistait pour les agents à frapper le détenu à tour de rôle à coups de poing ou de pieds, lorsqu’il s’effondrait.

Tout était sale et obscur, j’étais isolé sans droit de parler à un avocat ou à ma famille, je perdais la notion du temps, je ne savais pas s’il faisait jour ou nuit et les interrogatoires s’enchaînaient Carles Vallejo

Carles a été attaché derrière les genoux, l’obligeant à adopter une position accroupie pendant des heures. On lui a mis un sac sur la tête pour l’empêcher de respirer. Mais, pour lui, le pire n’était pas les exactions : « Le pire, ça a été de perdre la notion du temps et l’isolement. Ensuite les séquelles physiques, évidemment, il y a eu de la douleur : tout mon ventre était noir à cause d’hématomes. »

Après trois semaines, il est finalement présenté à un juge du « Tribunal de l’Ordre public ». « Un de plus dans l’appareil de la répression », décrit Carles. Sans daigner voir ses blessures, le magistrat l’envoie en prison. « Ce qui est curieux, aussi bien dans mon cas que dans beaucoup d’autres, c’est que pour nous, la prison, c’était une libération parce que la torture directe s’arrêtait », se remémore le retraité, et de conclure, amer : « C’était ça le niveau du cauchemar que l’on vivait : aller en prison devenait un soulagement. »

Ce qui est curieux, aussi bien dans mon cas que dans beaucoup d’autres, c’est que pour nous, la prison, c’était une libération parce que la torture directe s’arrêtait. Carles Vallejo

L’amnistie pour les bourreaux

Six mois après son incarcération, Carles obtient sa libération provisoire sous caution, mais quatre mois plus tard il est de nouveau arrêté et placé en détention. « Ma chance est qu’il y a eu des grèves et protestations dans mon usine pour exiger ma libération », sourit-il fièrement. Pour éviter un conflit social dans ce qui était le fleuron de l’industrie franquiste, il sera de nouveau libéré à condition – implicite – qu’il s’exile.

Carles Vallejo passera d’abord un an à Paris, où il rejoindra la délégation d’extérieurs du syndicat Comisiones Obreras. Puis s’ensuivront cinq ans en Italie où il continuera la lutte syndicale internationale et anti-franquiste tout en travaillant. Mais toujours avec un objectif : rentrer au pays. Ce n’est que huit mois après la mort du dictateur Franco, en juin 1976, que le syndicaliste exilé reviendra à Barcelone, profitant de la « grâce partielle » octroyée aux condamnés par le Tribunal de l’Ordre public, et reprendra son travail à l’usine Seat.

Après près de 40 ans de dictature (1939-1975) qui se termineront par la mort naturelle de Franco, le pays a essayé de se construire dans l’instabilité politique et économique. « Nous avons d’abord réclamé l’amnistie des condamnés, puis la légalisation des partis et syndicats, lutté pour les droits sociaux. On avait tellement de sujets à traiter que nous avons peut-être mis de côté la justice », concède le militant.

Il explique : « Le devoir de mémoire est à lire dans le contexte d’une époque très difficile où on ne pensait qu’à sortir nos amis des prisons et on a payé le prix de ne pas être conscients qu’une amnistie générale s’appliquait aussi aux bourreaux. » Ainsi, en 1977, le premier parlement élu démocratiquement votera la « loi d’amnistie », réclamée par la gauche socialiste et communiste, et critiquée par la droite néo-franquiste.

Quarante ans d’impunité

C’est sur la base de cette même loi que l’Espagne a refusé pendant plus de quarante ans de poursuivre les criminels et bourreaux de la dictature. Quatre décennies durant lesquelles la plupart des Espagnols voulaient oublier. « La peur a imposé le silence pendant 40 ans, après 40 ans de dictature. Cela a traumatisé la société, c’est humain, je le comprends, mais les nouvelles générations des petits-enfants doivent savoir », estime aujourd’hui l’ex-prisonnier politique.

A force de luttes, les associations mémorielles ont obtenu certaines avancées pas à pas ces dernières années, comme le retrait des rues et monuments franquistes ou l’inclusion de l’anti-franquisme dans les manuels scolaires. En 2007, une première loi dite de « mémoire historique » du gouvernement socialiste reconnaissait certains droits aux victimes et leurs descendants.

La peur a imposé le silence pendant 40 ans, après 40 ans de dictature. Cela a traumatisé la société, c’est humain, je le comprends, mais les nouvelles générations des petits-enfants doivent savoir.   Carles Vallejo

Mais ce n’est qu’en octobre 2022 que le gouvernement de coalition de gauche a approuvé une nouvelle loi de mémoire, plus ambitieuse, qui inclut notamment la création spécifique d’un procureur en « Droits humains et Mémoire démocratique ». Dans son préambule, la loi rappelle le droit à la justice et c’est en se basant sur ce texte et sur les traités internationaux que Carles – aidé juridiquement par l’association des Droits de l’Homme Iridia – a présenté sa plainte en novembre dernier. Malgré cette première victoire, le chemin sera long : le juge doit encore accepter cette demande.

Le syndicaliste aimerait au moins être entendu, accéder à son dossier de police [et savoir ainsi qui l’a trahi] et revoir l’endroit où il a été torturé [qui est toujours un commissariat aujourd’hui]. Mais Carles Vallejo ne cherche pas à punir ses bourreaux s’ils sont encore vivants. Il est animé par deux objectifs liés : que les nouvelles générations sachent et n’oublient pas ce qui est arrivé à leurs grands-parents pour ainsi barrer la route à l’extrême droite révisionniste « qui se nourrit de l’ignorance ».

« C’est notre devoir, notre engagement et notre responsabilité », conclut-il dans son bureau de l’ACEPF. Sur les murs, les illustrations d’époque se mêlent à des photos récentes des membres de l’association et à une reproduction de Guernica. Dans les étagères, des dizaines de tracts plus élaborés que celui qu’il avait dans la poche lors de son arrestation. Un poème de Rafael Alberti dénonçant la condamnation à la peine de mort de six accusés d’appartenir à l’ETA : « Si tu les condamnes à mort / si tu les tues / ils seront les six clous / de ton cercueil (…) Les six clous, les derniers de cette Espagne / qui ne connaît que la mort / triste Espagne ».

 

PHOTO DE TITRE : Carles Vallejo est aujourd’hui président de l’ACEPF, l’Associació Catalana d’Ex-presos Polítics del Franquisme (l’Association catalane des ex-prisonniers politiques du franquisme). – D.R.

SOURCE : Le Soir   Image auteur par défaut

Par Elise Gazengel

 

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